Chapitre 5 ~ Fuir pour tout horizon

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Je ne suis toujours pas certain de ma décision lorsque le bus s'arrête à Paris. Je crois que je ne comprends pas tout ce qu'elle implique.

Cette incompréhension m'empêche de protester. Je laisse Léonie écraser sous sa chaussure la carte SIM de mon téléphone. Je la laisse, après une hésitation, envoyer sa lettre. Je la suis dans les rues de Paris, si détaché de moi-même et de ce que nous allons devenir que je sursaute en réalisant que je connais ce quartier.

Nous y avons vécu jusqu'à mes quatre ans. Plus tard, j'ai passé des heures plongé dans les photos que me montrait maman. Ces images évoquaient l'enfant que j'avais été lorsque j'y vivais, un enfant entouré de ses deux parents. Cette époque me rendait nostalgique ; et puis Gabrielle est morte, maman s'est effacée, et j'ai cessé d'y penser.

Mon père est parti un jour de février, un peu après la naissance de Léonie. Je n'ai jamais compris pourquoi – peut-être s'était-il simplement lassé de notre vie de famille. Maman détestait en parler, mais dans la colère ardente qu'elle entretenait contre lui, elle laissait parfois échapper des informations. Gabrielle disait qu'il lui avait fait beaucoup de mal, qu'il l'avait arrachée à sa folie avant de l'y précipiter à nouveau lorsqu'il était parti.

Mon père m'a pris ma mère. Il m'a pris ma grande sœur, sans le savoir, en votant pour qu'Eugène Ormier écope de la peine maximale lorsqu'il était juré à son procès. Il m'a volé une part de moi-même lorsqu'il a emporté chacun de mes souvenirs de lui.

Je n'ai jamais su quoi penser de lui. Est-ce important ? Peut-être plus.

Nous grimpons dans un bus en direction d'Amiens ; le ronronnement du moteur, la chaleur de l'été et les étendues d'herbe jaune remplacent peu à peu le souvenir de mon père. Lorsque le bus s'arrête, il a regagné ce coin presque oublié de mon esprit, où je range tout ce à quoi je ne veux pas penser.


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Nos premiers jours de clandestinité se déroulent dans un calme qu'un autre que moi qualifierait d'ennuyeux. Je ne sors que pour faire les courses, dévisageant chacun en tentant de dissimuler ma méfiance.

Léonie semble avoir oublié toute idée de prudence ; plusieurs fois, en l'épiant par la fenêtre, je la vois discuter avec d'autres jeunes. Tout semble la rendre plus solaire, l'éloigner de la fille de la nuit qui a tué Sélène Lemercier, celle qui se fondait dans l'ombre comme si elle y avait toujours vécu. Le soleil rougit ses joues, accentue son sourire et ajoute du miel dans ses yeux, les arrachant à l'ambre de ceux des fauves. Léonie rayonne, et quand je la regarde je ne vois plus le corps sur le sol et le sang qui s'écoule. Je ne vois plus la lionne à la crinière sombre, mais une adolescente normale, heureuse, celle qu'elle aurait dû devenir.

Est-ce vraiment la même personne ? Il serait si tentant de penser le contraire...

Elle ne reste pas enfermée dans la chambre à dessiner ses plans. Elle ne me repousse pas, engageant souvent elle-même la conversation sur des sujets banals. Alors, comme si nous jouions à un jeu de séduction stupide dans lequel l'attirance commune est impossible, c'est moi qui garde mes distances. Les premiers jours, les souvenirs de Sélène Lemercier me mettent trop mal à l'aise et, ensuite, l'habitude d'écourter nos conversations est restée. Je la regarde de loin, peut-être effrayé à l'idée de la faire fuir en me rapprochant d'elle. Cette attitude doit la blesser, j'aimerais agir autrement, mais je ne parviens plus à faire illusion. Englué dans mes habitudes, je l'évite sans même y penser. Je ne le regrette que la nuit, ou lorsqu'elle n'est pas avec moi – à n'importe quel moment où je ne peux pas lui parler. Bientôt, je n'y pense plus du tout.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant