Chapitre 6

11 2 0
                                    



Vous connaissez la nouvelle, Jack, dit Lord Henry, un soir que Hallward venait d'arriver dans un petit salon particulier de l'hôtel Bristol, où un dîner pour trois personnes avait été commandé.

- Non, répondit l'artiste en remettant son chapeau et son pardessus au domestique incliné. Quoi de nouveau ? Ce n'est pas que la politique, j'espère ; elle ne m'intéresse d'ailleurs pas. Il n'y a sûrement point une seule personne à la Chambre des Communes digne d'être peinte, bien que beaucoup de nos honorables aient grand besoin d'être reblanchis.

- Michael Gray se marie, dit Lord Henry, guettant l'effet de sa réponse.

Hallward sursauta en fronçant les sourcils...

- Michael Gray se marie ?! cria-t-il... Impossible !

- C'est ce qu'il y a de plus de vrais.

- Avec qui ?

- Avec une petite actrice ou quelque chose de pareil.

- Je ne puis le croire... Lui, si raisonnable !...

- Michael est trop sage, effectivement, pour ne pas faire de sottes choses de temps à autre, mon cher Jack.

- Le mariage est une chose qu'on ne peut faire de temps à autre, Harry.

- Excepté en Amérique, riposta lord Henry rêveusement. Mais je n'ai pas dit qu'il était marié. J'ai dit qu'il allait se marier. Il y a là une grande différence. Je me souviens parfaitement d'avoir été marié, mais je ne me rappelle plus d'avoir été fiancé. Je crois plutôt que je n'ai jamais été fiancé.

- Mais, je vous en prie, pensez à la naissance de Michael, à sa position, à sa fortune... Ce serait absurde de sa part d'épouser une personne pareillement au-dessous de lui.

- Si vous désirez qu'il épouse cette fille, Jack, vous n'avez qu'à lui dire ça. Du coup, il est sûr qu'il le fera. Chaque fois qu'un homme fait une chose manifestement stupide, il est certainement poussé à la faire pour les plus nobles motifs.

- J'espère pour lui, Harry, que c'est une bonne fille. Je n'aimerais pas voir Michael lié à quelque vile créature, qui dégraderait sa nature et ruinerait son intelligence.

- Oh ! Elle est mieux que bonne, elle est belle, murmura lord Henry, sirotant un verre de vermouth aux orange amères. Michael dit qu'elle est belle, et il ne se trompe pas sur ces choses. Son portrait par vous a singulièrement hâte son appréciation sur l'apparence physique des gens ; oui, il a eu, entre autres, cet excellent effet. Nous devons la voir ce soir, si notre ami ne manque pas au rendez-vous.

- Vois êtes sérieux ?

-  Tout à fait, Jack. Je ne l'ai jamais été plus qu'en ce moment.

- Mais approuvez-vous cela, Harry ? demanda le peintre, marchant de long en large dans la chambre, et mordant ses lèvres. Vous ne pouvez l'approuver ! Il y a là un paradoxe de votre part.

- Je n'approuve jamais quoi que ce soit, et ne désapprouve davantage. C'est prendre dans la vie une attitude absurde. Nous ne sommes pas mis au monde pour combattre nos préjugés moraux. Je ne fais pas attention à ce que disent les gens vulgaires, et je n'interviens jamais dans ce que peuvent faire les gens charmants. Si une personnalité m'attire, quel que soit le mode d'expression que cette personnalité puisse choisir, je la trouve tout à fait charmant. Michael Gray tombe amoureux d'une belle fille qui joue Juliette et se propose de l'épouser. Pourquoi pas ?... Croyez-vous que s'il épousait Messaline, il en serait moins intéressant ? Vous savez que je ne suis pas un champion du mariage. Le seul mécompte du mariage est qu'il fait celui qui le consomme un altruiste ; et les altruistes sont sans couleur ; ils manquent d'individualités. Cependant, il est certains tempéraments que le mariage rend plus complexe. Ils gardent leur égoïsme et y ajoutent encore. Ils sont forcés d'avoir plus qu'une seule vie. Ils deviennent plus hautement organisé, je m'imagine, est l'objet de l'existence de l'homme. En plus, aucune expérience n'est à mépriser, et quoi que l'on puisse dire contre le mariage, ce n'est point une expérience dédaignable. J'espère que Michael Gray fera de cette jeune fille sa femme, l'adorera passionnément pendant six mois, et se laissera ensuite séduire par quelque autre. Cela nous va être une merveilleuse étude.

Le Portrait De Michael GrayOù les histoires vivent. Découvrez maintenant