POINT DE VUE DE SHAN
Cela fait maintenant près de dix heures que je suis parti. Dix longues interminables heures, seul, sur ce maudit bateau. Seul au milieu de nulle part et partout à la fois. Seul à souffrir dans ce froid glacial qui tente de m'arracher la peau. Et comme si cela ne suffisait pas, je n'ai même pas réussi à avoir un bon nombre de poissons...
C'est vrai que je ne suis pas très doué, mais eux, aujourd'hui, se font timides. J'espère qu'au moins papa ne sera pas trop déçu lorsque je rentrerais avec le quart de ce qui était prévu. Tout ça, je le fais pour lui et uniquement pour lui. Je ne fais jamais rien pour moi.
Seulement, j'endure en silence et j'ai mal. J'agis dans l'intérêt seul de réjouir mon père, mais moi dans tout ça ? À force de trop vouloir le bonheur des autres, on finit par se perdre, s'oublier et se laisser noyer. Mes rêves, mes objectifs et mes envies ne sont plus que de lointains souvenirs. Je me suis effacé bien trop longtemps. Le Shan soi-disant passionné de pêche est en réalité une coquille vide.
Est-ce donc lui que les gens voient, côtoient et – aiment ?Je n'ai pas encore la force ni le courage d'être qui je suis, car je ne me suis pas encore trouvé. Un jour, peut-être, je pourrais pleinement être moi-même.
Maman, elle, pouvait lire en moi comme dans un livre ouvert et savait qui j'étais. Les souvenirs que j'ai de celle qui m'a donné la vie, à défaut d'être noyés et oubliés, sont resplendissants, frais et chauds comme si je venais de les vivre. Et pourtant, j'ai perdu ma mère à un jeune âge...
Maman était l'une de ces rares femmes, dotée d'une beauté exquise. Si exquise qu'elle en devenait même presque irréelle; si captivante qu'on la qualifiait d'effroyable.
Toute personne ayant posé un regard sur elle disait que c'était une déesse venue d'ailleurs, tant sa splendeur marquait et intriguait.
Elle avait de beaux longs cheveux noirs de jais, ondulés. Ses yeux brillants et pétillants, eux aussi noirs, semblaient à la fois percer et caresser votre âme.
Quelle femme éblouissante. Quelle femme charmante. Quelle femme pleine de mystères, surtout. Tant indéchiffrable qu'insondable. C'est pourquoi je me demande : que représentait pour elle ce collier dont j'ai hérité ?Deux heures se sont encore écoulées, et toujours rien ? Ça m'inquiète davantage... pourquoi y a-t-il si peu de poissons ce soir ? Je me situe pourtant bien au large. Certes, je ne suis pas le célèbre Sage du Poisson, mais je ne suis pas boulanger non plus. Je pensais que mon dévouement pour cette pratique se reflétait dans ma récolte, mais non : quelque chose est anormal.
Depuis le port, ce mauvais pressentiment en moi, discret et silencieux, n'a pas totalement disparu. En plus, cela fait un moment que le soleil s'est dissipé, laissant place à de gros nuages, qui ne présage rien de bon.Comme un orchestre prémédité suivant à la lettre une partition et comme écho à mes tourments, soudain, les vagues s'agitent de plus belle; violemment. Bestialement. Les nuages jusqu'alors silencieux, jouent tout à coup de toute leur force une mélodie qui se fait entendre par une pluie de plus en plus forte, de plus en plus lourde, de plus en plus grosse. Que se passe-t-il ?
Je suis au beau milieu de nulle part.
Seul.
Angoissé.
Égaré.
Apeuré et effrayé par les flots.
Un nouvel instrument s'ajoute. Se fait entendre. Le tonnerre; accompagné de la foudre électrisant et habillant le ciel. L'atmosphère a changé en un éclair.
Ma vue se trouble, ma respiration s'accélère au rythme des vagues. Panique à bord. Je n'entends plus rien. Je ne vois plus. Ne sais plus.« Calme-toi Shan. Respire. Réouvre les yeux : ce n'est qu'un mauvais rêve, n'est-ce pas ? »
J'ouvre mes yeux et non : je ne rêve pas. C'est bien réel. Tout autour de moi est devenu lugubre.
L'orchestre s'est transformé en cacophonie. Les instruments sont désaccordés. Il n'y a plus aucune harmonie dans cette musique meurtrière qui se joue autour de moi. La mer siffle un requiem. Mon requiem. Tout est chaos. Je ne sais pas combien de temps je vais encore pouvoir tenir.
Mon bateau; se remplit... d'eau ? Mais oui, où avais-je la tête ! J'ai laissé la peur me gagner, hypnotisé par le spectacle que me donne la mer. Ce n'est plus qu'un simple orage : tout se transforme en une tempête furieuse.
Je pensais que ce genre de catastrophe n'arrivait que dans les films. Dans les pires scénarios. Ce n'est pas normal. Cette tempête n'est pas normale ! Je vais mourir, c'est sûr. Pas d'échappatoire. Pas d'espoir.Puis, je me souviens. Le collier de maman !
Elle disait qu'il avait un grand pouvoir, alors peut-être peut-il arrêter cette tempête déchaînée ?
Je porte ma main sur le collier autour de mon cou, brutalement, dans un élan de désespoir et je crie, au milieu de la mélodie macabre des eaux :
« Par pitié, par pitié ! Si tu as un pouvoir, manifeste-le ! Je ne veux pas mourir aujourd'hui ! Pas ici, pas maintenant. Aide moi, je t'en supplie ! Sauve-moi ! ».
À peine ai-je fini de prononcer cette prière de détresse que mes larmes salées, aussi doucement que subitement, se confondent avec le sel de l'eau.Oui, je suis bien sous l'eau. Je me noie. Asphyxié, en train de sombrer. Couler. Disparaître.
Les vagues, la pluie, l'orage... Je suis dans un tourbillon ne pouvant plus distinguer le haut du bas, le nord du sud. L'heure de la fin a sonné.
Comment en suis-je arrivé là ? Peut-être que je mérite ce qui m'arrive, faute de n'avoir jamais été moi-même et d'avoir toujours menti.
La mer connaît la vérité. Elle sait que je la déteste, l'exècre, la maudit. Que j'ai peur d'elle. Oui, elle se venge.
Je n'aurais jamais dû jouer un rôle et prétendre aimer la pêche et tout ce qui va avec. Je l'ai cherché et bien mérité.L'eau salée remplit mes poumons; sature mes pensées. Elle est si froide. Mon corps se fait porter dans tous les sens, mais l'eau l'a glacé; je suis paralysé.
Petit à petit, je m'engouffre, devenu pantin et joujou de cette odieuse abominable mer.Est-ce donc ça, la mort ? Amer et douce à la fois ? Lente et palpitante ? Agressive et agréable ?
Je n'y arrive plus. Je n'arrive pas. Papa. Maman. Je suis. Désolé. Mes paupières. Sont lourdes. Je-
POINT DE VUE NARRATIF
Un grand désordre règne au milieu des eaux.
Les vagues se déchaînent. Le ciel est violent. Le climat très sournois. Le vent, barbare. Les éclairs cruels. La mer, sanguinaire et vengeresse.
Ce spectacle anarchique est quelque peu harmonieux. Cela ne semble pas être l'œuvre de la nature elle-même, mais de quelque chose ou quelqu'un, virtuose et maestro de ces éléments se mouvant.
Tiens donc. Qu'est-ce qui vient importuner ce vacarme mélodieux. Est-ce un homme, là, prit au piège par le massacre maritime ?
Bien qu'ayant l'air mort – ou simplement inconscient –, une lumière intense et étrange émane de lui et se diffuse tout autour.
Brillante, aveuglante, vive.
Puis rien.
L'homme a disparu.
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Par-delà des eaux
RomantikShan vit dans un petit village et vient d'une famille de pêcheur. Lors d'une forte tempête en mer, il se retrouve pris au piège et va se voir être confronté face à son destin, propulsé dans un autre monde. De là commence une aventure pleine de myst...