Ses cheveux emmêlés bouclent autour de son visage, ébouriffés par le sommeil, formant comme un nuage d'encre, ou une crinière ? Sa chemise de nuit, qu'elle ne semble pas avoir eu le temps de troquer pour ses vêtements noirs, est déchirée à plusieurs endroits. Elle grelotte dans le froid. Des traces de suie, ou de crasse, maculent sa peau blafarde et ses vêtements ; ses bras et ses jambes sont couverts d'estafilades.
Et son visage, son regard...
Des larmes nettoient sans discontinuer ses joues. Ses yeux dardent sur moi un reproche muet. Désorientation, fureur, effroi, c'est comme si elle éprouvait tout cela en même temps.
Alors nous restons là, l'un en face de l'autre, à nous dévisager sans oser parler. Ce n'est qu'en sentant une goutte tomber sur ma main que je réalise que je pleure aussi. Et je ne sais même pas pourquoi. Pour Laëtitia, qui aurait pu être sauvée ? Pour Léonie, qui ne le sera jamais ? Pour moi, condamné par je ne sais qui à tenter sans succès de m'opposer à elle ?
Pour tout ça à la fois, peut-être. Pour le sort qui semble s'acharner sur les Proklyatyy. Notre père, notre mère, notre sœur, et désormais nous.
J'ose enfin prendre la parole, d'une voix que les larmes font trembler.
« Comment... comment tu es venue ?
— Le soupirail, Théo. Celui qui donne sur la rue. La grille n'est pas très solide, et il y a un espace assez grand. »
Au moins, ça explique la crasse sur sa peau et ses vêtements et ses écorchures.
« Quitte à tenter de me retenir, tu aurais pu le faire comme il faut... »
Laëtitia recule derrière moi, effrayée. Léonie n'a plus rien de celle qui dormait sur le lit, confiante et vulnérable. La lionne semble avoir pris toute la place en elle. Et une lionne ne se laisse pas enfermer... Une lionne ne se laisse pas arrêter.
« Je ne pouvais pas faire autrement », répliqué-je.
Tout en prononçant ces paroles, je tends la main derrière mon dos. Les doigts de Laëtitia effleurent les miens, hésitants, avant de les agripper avec force. Elle me fait confiance, la pauvre. Elle croit que j'aurai le courage d'aller jusqu'au bout. Je sais déjà que je cèderai.
« Si, tu aurais pu. Qu'est-ce qui t'empêchait de me parler ?
— Je ne pouvais pas. Tu ne m'aurais pas écoutée.
— Tu ne sais pas... »
Je ne la laisse pas finir sa phrase. Je serre la main de Laëtitia dans la mienne, me détourne brusquement et me mets à courir, entraînant la fillette derrière moi. Nous courons avec l'énergie du désespoir, avec la force absurde de ceux qui se savent condamnés. Nous courons comme si notre vie en dépendait, mais ce n'est le cas que pour elle.
Je ne mourrais pas si je restais avec Léonie, si je ne tentais pas de sauver cette enfant ; je ne mourrais pas et pourtant j'ai l'impression qu'une part de moi s'éteindrait à jamais. Que je ne serais plus jamais entier. Plus jamais moi. Que les derniers liens qui me rattachent encore au juge sans faille que j'espérais devenir se briseraient, me condamnant à chuter loin de cet idéal. Que j'errerais sans fin autour des débris de mon âme, des vestiges de mon être, comme un monstre fasciné par l'humain qu'il était auparavant...
Cela adviendra, je le sais ; je m'arrêterai un jour. Je n'ai pas le courage de fuir.
Mais je ne veux pas y penser, alors je cours. La main de Laëtitia me communique son énergie. Nous nous accrochons l'un à l'autre et nous donnons mutuellement la force d'avancer encore. J'ai besoin d'elle autant qu'elle a besoin de moi. Nous courons comme si l'enfer tout entier était à nos trousses. Nous ne sommes plus que deux fugitifs qui tentent de se préserver.

VOUS LISEZ
Les larmes de la lionne
Mistério / SuspenseCela fait huit ans que Théo vit dans la famille de sa tante avec sa sœur Léonie. Huit ans que le jeune étudiant se débat avec ses souvenirs. Huit ans que, pour respecter la promesse faite à sa mère, il surveille discrètement sa sœur. L'équilibre qu'...