Il faisait nuit noire. À vrai dire, la seule source de luminosité était l'éclairage précaire des vieilles enseignes des industries et marchés noirs du coin. Il était d'ailleurs étonnant qu'elles parviennent à projeter le moindre reflet, vu leur piteux état. Les grésillements qui en émanaient assuraient leur fin de vie prochaine, et la pluie de la veille n'arrangeait rien : les flaques qui s'étalaient le long de la ruelle rendaient le décor encore plus oppressant qu'il ne l'était déjà. Les façades des bâtiments étaient souillées, sales, et de la peinture sèche s'écaillait sur certains. Bref, le décor typique d'une ruelle tokyoïte en pleine nuit.
La ruelle était « crade », certes, mais pas déserte pour autant. Le reflet d'une enseigne dans une flaque d'eau fut brouillé par le passage d'un pas pressé dans celle-ci. Ce dernier appartenait à une ombre, l'ombre vive et véloce d'une jeune femme, en réalité. Du point de vue d'un passant, – apparemment assez inconscient pour se balader à une heure aussi tardive dans un endroit aussi glauque et délabré que la ruelle en question – on aurait dit une simple étudiante tentant de rattraper son bus. Mais voilà, tous les bus de la journée étaient passés et cette personne tenait un pistolet dans sa main droite. Qui aurait pu croire qu'elle courait pour sa vie ?
...ou la vie d'un autre, cela dépend de la façon dont chacun voit les choses.
Un filet de sang dégoulina de sa tempe et ruissela le long de sa joue avant de dégoutteler au bord de sa mâchoire. Une autre blessure, plus infime, faisait jaillir le liquide rouge du coin de sa bouche. En fait, la jeune femme était écorchée de partout. Des bleus et des cicatrices se succédaient à la surface de sa peau, et n'importe qui aurait pu se douter que son quotidien s'était résulté à la douleur et à la souffrance depuis de longues, très longues années.
Et pourtant, cela n'avait pas le moins du monde l'air de la gêner. Elle semblait y être habituée, depuis le temps, et cette fois, personne n'aurait su dire si c'était rassurant ou au contraire, « inquiétant » n'étant pas le terme adéquat, effrayant.
Sa respiration était on ne peut plus saccadée mais elle ne s'en préoccupait pas. Elle avait un objectif, quelque chose qu'elle aurait dû accomplir depuis longtemps, et elle comptait bien s'en débarrasser, une bonne fois pour toutes.
L'ombre accéléra l'allure. Les hauts talons de ses bottes en cuir noir, bien que larges, manquèrent de la faire trébucher maintes fois. Le cliquetis de la chaîne argentée accrochée aux sangles de celles-ci résonnait à travers la nuit, s'accentuant au fur et à mesure de sa course.
La fille risqua un coup d'œil par-dessus son épaule, puis autour d'elle, avant de replacer son regard de nouveau devant elle, les sourcils froncés.
— Putain...
Peut-être aurait-elle dû ravaler cette injure, car une seconde ombre sortie précipitamment de derrière un vieux distributeur automatique et lui donna un violent coup d'épaule qui la projeta sur la porte de garage en acier d'un des bâtiments dans un grondement sourd. La victime glissa le long de cette dernière avant de se retrouver allongée sur le ventre, inerte, dans un pauvre gémissement.
— Si fragile...c'en ait presque décevant, susurra-t-il.
Sur quoi l'inconnu laissa percevoir un sourire tant narquois qu'affreux, l'éclaircissement d'un réverbère l'emportant sur l'ombre occulte de sa capuche. Il s'approcha d'un pas confiant vers sa proie, avant de s'agenouiller scrupuleusement à ses côtés, un genou à terre, son avant-bras posé sur une de ses cuisses, laissant pendre sa main gantée dans un geste de nonchalance.
— Mais venant de toi, on ne peut pas dire que ça me surprenne plus que ça, avait-il murmuré à quelques centimètres de son oreille.
La jeune femme ne réagit pas, et ne cilla pas non plus. Personne n'aurait pu deviner ce qu'elle pensait en ce moment même. Seul son regard de jais, inintelligible, aurait pu trahir cette peine, ce désespoir, ce fardeau qu'elle portait depuis maintenant trop longtemps. C'était tout ce qu'il lui restait : elle avait déjà tout perdu, de toute façon. Elle se contenta donc de le poser sur son agresseur en signe de provocation, ce qui eut pour effet d'irriter l'inconnu et lui récolta un coup de pied dans l'abdomen. Cela n'avait pas était très ingénieux, pour le coup. D'un autre côté, par chance, elle avait fermement gardé son arme en main lors de sa chute, une compétence qu'elle avait acquis et maitrisé, à force, devenue accoutumance.
La fille rassembla ses dernières forces et tenta de soulever son bras ensanglanté vers l'ombre imposante qui se prosternait devant elle en ajustant sa ligne de mire du mieux possible malgré son état, mais son adversaire fut, sans grand étonnement, plus rapide : il envoya valser le flingue en l'air d'un simple coup de pied et le fit atterrir dans la paume de sa main, avant de l'empoigner solidement par la crosse et de centrer le viseur sur sa victime en caressant délicatement la détente du bout du doigt.
— C'est trop facile, laissa échapper l'assaillant dans un souffle. On dirait bien que je t'avais surestimée.
L'ombre à terre aurait dû avoir peur ou craindre pour sa vie, cela allait de soi. Et pourtant, au lieu de cela, elle poussa sur ses dernières forces pour se relever difficilement, tituba contre la porte en acier puis fit face à l'inconnu.
Il se mit à pleuvoir, et contrairement à son agresseur convenablement accoutré, elle fut forcée de regarder le sol et de fixer les reflets des flaques d'eau s'embrouiller un peu plus au fur et mesure que l'averse s'intensifiait. Son sang se mit à former des taches brunâtres sur le sol, résultat d'un mélange d'eau et de boue. De longues minutes passèrent sans qu'aucun des deux individus n'aspirent au mouvement. À bien y réfléchir, cette scène était pathétique. Si on lui avait dit que tous ses efforts pour le venger la mènerait à ça, elle aurait sûrement préféré en finir tout de suite. Elle ricana de l'intérieur et laissa entrevoir malgré elle un sourire sournois.
« Tss...C'est...pitoyable. Ma vie...n'aura été que souffrance. »
Cette soudaine légère alacrité n'échappa pas à l'attaquant qui s'arma immédiatement d'un sourire encore plus ravageur que le précédent tout en relevant précautionneusement le levier de sécurité de son pistolet. Il leva un peu plus son bras tendu de sorte à obtenir une position plus confortable, puis se massa machinalement l'épaule avant de craquer son cou dans un écho qui parut assourdissant.
— Dernières volontés ?
L'ombre releva tranquillement la tête, la dévoilant à la faible lueur lunaire. Le sang qui en fut décelé semblait s'être assombri d'une obscure couleur ébène, s'éternisant parmi chaque infime pore de sa peau, ainsi que ses lèvres, gercées. Celles-ci étaient entrouvertes dans une profonde expression de lassitude, et son regard, menaçant, donnait l'impression d'être apte à tuer.
Elle ne savait pas comment elle en était arrivée là. Elle ne savait plus. Mais ça n'avait aucune importance, puisque tout allait se terminer, ici et maintenant. Elle qui avait toujours craint de voir la vérité en face, de l'accepter telle qu'elle était, ne pouvait plus nier. Elle avait échoué, et bientôt, tout le monde le saurait. Lui y comprit.
Une voiture klaxonna. L'ampoule d'un réverbère grilla.
Et contre toute attente, Emi ferma les yeux.
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Speed up
Action« Elle ne savait pas comment elle en était arrivée là. Elle ne savait plus. Mais ça n'avait aucune importance, puisque tout allait se terminer, ici et maintenant. Elle qui avait toujours craint de voir la vérité en face, de l'accepter telle qu'elle...