Je ne crois pas, moi, aux vertus foncièrement métamorphiques du trop supposé « adieu suprême des mouchoirs ». Tout voyage n'est qu'une confirmation de soi, parce qu'il est fondé sur un préjugé, préjugé selon lequel le départ et l'aventure produiront un changement d'identité. Or, c'est une contradiction et même une aporie de vouloir qu'on puisse vraiment s'altérer en partant d'une pensée à ce point fixe et grossière : c'est comme d'estimer que l'océan est le lieu de l'onirisme et de la liberté, et s'y jeter avec au cou la grosse pierre d'une conception si étroite et si bête.
J'ai déjà longuement parlé de la manière dont un paradigme lourdement installé dans une perception et dans une intention fige la quantité de ce qu'on peut profondément apprendre et extraire d'une expérience – j'ai développé cette réflexion dans un article intitulé La Comédie de Charleroi ou La Complaisance précède l'Inexpérience. Tout ce qu'on aborde ainsi avec une présomption ou une prévention tirée de la morale populaire risque fort de ne faire que confirmer l'opinion avantageuse et favorable qu'on suppose de cette expérience – pour ne pas dire que ça la réalise toujours. On voudrait flatteusement se prouver de l'aptitude à la variation de soi, alors on empreinte la voie stéréotypée du déplacement, et, pour atteindre à cette sorte de spiritualité qu'on associe au cours léger du bateau et à la blancheur de la voile, on s'appuie sur le paradigme lourd et ancré selon lequel l'exotisme et l'évasion constituent des moyens essentiels. On veut aller intellectuellement loin, on s'arrime d'emblée à un fardeau mental. On prévoit qu'on sortira grandi, alors on s'étire et on se juge sorti de son ancienne mesure. C'est comme ces gens qui, après avoir appris que le soleil comporte de la vitamine D, sont tout de suite plus gentils quand il fait beau, et se sentent galvanisé par la lumière dès le premier photon. On obtenait sans doute autrefois le même résultat avec un bon clystère, pourtant le clystère n'avait nul effet logique sur la santé. On voyage, alors on se sent mieux et meilleur ; même, on se sent mieux et meilleur, si l'on s'examine bien, un peu avant d'avoir voyagé, dès la préparation, en fait. Le voyage est un superflu au changement qu'on espère en extraire : rien que l'espérance du changement fait le changement.
Idem pour la rencontre. Toute personne qu'on découvre avec la conviction qu'on en sera modifié n'est qu'un prétexte formé d'avance à se valoriser de ses facultés de compréhension et d'empathie. Frédéric Moreau à bord de la Ville-de-Montereau adore Mme Arnoux aussitôt qu'il la voit parce qu'il s'ennuyait. On prépare d'abord sa vertu, et l'on feint ensuite de s'apercevoir qu'on l'a trouvée par hasard. Ne va-t-on pas soudain s'ouvrir aux autres, devenir cosmopolite, entendre enfin de la pensée même après avoir cessé de s'instruire et de s'édifier pendant vingt ans ? Et comment un homme qui craint fort de quitter sa maison sans sa piqûre, et qui accuse tout le monde de ne pas la prendre, deviendrait-il tout à coup un moindre penseur de l'Altérité ? Allons ! La vérité, c'est que, pour se sentir si bon, on n'avait pas besoin de découvrir quelqu'un. On aurait pu aussi bien se servir d'un livre ou simplement de son imagination : il n'est nulle âme qu'on n'aurait pas pu concevoir en esprit. Ils n'ont pas besoin de changer, les voyageurs : ils ont besoin de se croire changés. Ceux qui vous disent perpétuellement, en voyageant, avoir fait des « découvertes » en général sont des gens étonnamment dénués d'inspiration. Il ne leur semblait tout bonnement pas que telle chose ou tel être existât, et, après l'avoir vue, ils vivront de nouveau exactement comme s'ils en doutaient encore, mais fiers d'être « allés ». On appelle ça « l'expérience », à ce qu'il paraît ; l'expérience, c'est de se déplacer beaucoup dans l'espace pour que les globes oculaires voient beaucoup de couleurs et de formes, et puis rentrer chez soi avec une très vague mémoire de cet espace, de ces couleurs et de ces formes. Un pareil homme vous est supérieur, dit-on, parce qu'il a mal compris ce qu'il a vu directement, tandis que vous êtes son obligé au prétexte que vous avez très bien compris ce que vous n'avez pas vu ou eu besoin de voir en propre. Dans leur quotidien, vos maîtres enferment carrément leur pensée, et puis ils la rouvrent, en gros, provisoirement le temps des vacances, et tout cet argent ou ce temps qu'ils ont dépensé sert à prouver qu'ils vous dominent, que vous ne savez pas, vous, parce que vous n'avez pas l'expérience. C'est ainsi qu'une infirmière de leur connaissance aura toujours plus raison que les statistiques irréfragables que vous apportez de l'hôpital : elle a vu, et donc vous êtes un misérable d'aller sur de telles brisées de « l'expérience ». Il se peut qu'ils tirent de leur témoignage l'impression forte d'une révélation, mais ce sentiment provient principalement de leur obtusion normale. Ils se font une occasion d'ouvrir les yeux, et ils se surprennent tout à coup à voir de la lumière. Ils sont éblouis, et pourquoi ? Parce que pendant une semaine ou deux ils ont ouvert les paupières. Ils ne peuvent imaginer que, toute l'année, vous gardiez, vous, les yeux décillés pour tout contempler : vous vous vantez. Et puis, « ce n'est pas l'expérience, ça ». Vous n'avez pas la mine émerveillée des gens qui vivent des expériences, n'est-ce pas ?
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.