L'odeur la prend par surprise.
Elle abandonne Shade quarante-cinq minutes après avoir terminé son second thé, tournant le dos à son ami avant de lui adresser un signe de la main sans se soucier de savoir s'il y répond ou non. La cafétéria où ils ont décidé de s'installer pour tuer le temps était presque déserte elle aussi. Au départ, Luno s'attendait à ce que Shade l'entraîne parmi les rayonnages étroits et les bureaux individuels de la bibliothèque universitaire, mais sans doute redoutait-il d'y croiser sa sœur. Les horaires de Lucas sont si aléatoires qu'il est impossible de savoir où elle se terre la plupart du temps.
Luno remonte sa capuche en frissonnant. Ses mains blanches s'enfoncent dans la poche ventrale de son sweat-shirt à la recherche d'un peu de tiédeur. Elle remonte les couloirs de la fac en songeant qu'il fait déjà putain de froid pour un mois de novembre, et c'est à cet instant que l'odeur la saisit.
Une fille, elle ne sait pas trop qui puisqu'elle ne connaît personne dans ce trou excepté les membres du club de lecture, sort des toilettes unisexes au moment précis où Luno les dépasse. La porte s'ouvre en périphérie de son œil droit, créant un courant d'air qui lui enfonce le parfum des chiottes scolaires directement dans la gorge. Luno déguise sa suffocation en quinte de toux. Elle lève une manche devant son nez pour respirer à travers le coton et poursuit sa route sans ralentir le pas.
Si son corps continue de fonctionner, son cerveau, lui, se retrouve pris au piège d'un véritable incendie. L'étau se resserre autour de sa cage thoracique, dont les os fragilisés se craquellent un à un. Ses organes se débattent dans leur prison enflammée dans l'espoir de la fuir à temps pour échapper à la destruction. Luno a un haut-le-cœur. Son estomac pourrait être en train de se digérer lui-même qu'elle n'aurait pas aussi mal.
Les exclamations indignées des étudiants qu'elle bouscule pour accéder à la sortie n'atteignent pas ses oreilles. Luno se laisse tomber contre la porte vitrée placardée d'affiches. Son épaule crie sa douleur, mais ses nerfs ne sont plus à l'écoute. Elle ouvre la bouche pour absorber l'air extérieur, cet air merveilleux dénué d'odeur particulière, et s'appuie d'une main contre la façade en béton nu de l'université. La puanteur est toujours là. Elle demeure logée dans sa gorge, dans son nez, dans son cœur. Les souvenirs enfouis regagnent la surface comme autant de rats crevés après une inondation. Luno se fait violence pour ne pas vomir.
Une odeur. C'est rien qu'une odeur. Calme-toi.
Elle déglutit péniblement, un poing serré devant la bouche. Ses genoux tremblent au point de peiner à la soutenir. Luno n'est pourtant pas bien lourde.
On n'est pas au collège. On n'est pas en danger. Calme-toi. Respire.
Mais, tout comme ses nerfs aux douleurs de son corps, ses sens prêtent la sourde oreille aux paroles de sa raison.
Elle s'oblige à ouvrir les yeux et avise un banc en plastique vers lequel elle se dirige en titubant. Les conducteurs des voitures ralentissant à l'approche du passage piéton doivent la prendre pour une ivrogne, torchée dès neuf heures du matin comme elle paraît l'être. Luno a envie de leur cracher à la gueule. Elle n'est pas faible. Elle a juste besoin d'un peu de pénombre et de bruit blanc le temps de reprendre ses esprits, voilà tout.
Sa tête roule avec un soupir contre le dossier du banc. Sunnyside. Elle s'appelle Luno Smiles, elle a vingt-six ans, et elle est à Sunnyside. Ça va bien finir par rentrer.
Elle lève le menton au ciel et le sent verser quelques larmes. Elle espère qu'il pleuvra cette nuit. Une bonne grosse averse interminable, comme sait si bien le faire cette ville. Le son de la pluie mêlé à l'obscurité est ce qu'elle préfère.
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Le Club de Lecture de la Fin du Monde
ParanormalÀ Sunnyside, un trou s'est ouvert dans le sol. Personne ne se rappelle quand. Personne ne veut savoir pourquoi. Pourtant, chacun tente de préserver un quotidien à présent menacé. C'est ainsi qu'Aster accepte, en échange d'une poignée de chocolat, un...