Les prisonniers de l'hiver

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Attablés devant quelques biscuits intacts, une vieille gazette soigneusement pliée et un café presque froid, deux Animistes discutaient avec animation, serrés dans le coin d'une pièce désuète faisant tout à la fois office de salle à manger, cuisine, chambre à coucher et salle de bain. Leur voix couvrait l'opéra qui s'échappait du gramophone à pavillon doré.

- Et ma sœur ! 》s'exclama la femme aux chignons serrés.《 Toute à sa joie d'avoir récupéré le seul de ses poussins à avoir quitté le nid, elle l'étouffe comme une gazette entre deux encyclopédies ! Quand Ophélie et sa mère se trouvent dans une même salle, impossible pour la gamine de placer le moindre mot. Sophie ne cesse de lui couper le sifflet ! Mais ce qui me souffle le plus, c'est que notre filleule se laisse faire.

- J'm'inquiète itou pour la p'tiote, Roseline. Son corps est là, mais ni sa caboche. Le Pôle lui a-t-il complètement détraqué la cafetière ? demanda un vieil homme aux moustaches imposantes.

- La vie n'a pas été facile pour elle là-haut, Ernest. Mais ce n'est pas de là que viennent les accrocs qui l'abîment. La disparition de Thorn et la fermeture de son musée, voilà ce qui lui troue le cœur. Combien de fois l'ai-je vue poser ses lunettes tristes sur ses mains inutiles ? » Elle secoua la tête « Mais dis-moi, Ernest, es-tu sûr que les Doyennes ne rouvrirons jamais ce musée ?

- P'têt qu'elles le rouvriront, mais ce sera pas pareil. Elles l'auront d'abord expurgé.

- Et l'inventaire ?

- Un mensonge de leur invention pour couvrir leurs manigances !

La voix d'Ernest devint un murmure :

- Nos bonnes mère veulent effacer les guerres de l'Ancien monde.

Comme par équilibre, Roseline haussa la sienne :

- Le musée d'Ophélie transformé en palimpseste historique ? Elle le sait ?

Ernest acquiesça silencieusement.

- Voilà encore une charge qu'Ophélie n'a pas voulu partager ! soupira Roseline. Cette enfant ploie bien plus sous le poids de la tristesse et des secrets que sous le poids des jupons et des tournures...

- Tu veux supporter les secrets des autres ? J'en ai justement un sous le coude. »

Ernest se leva. Ses yeux, sautant de droit à gauche, vérifiaient qu'ils n'étaient pas espionnés. Il trottina ensuite vers une petite commode en frêne dont il ouvrir la porte bien huilée. Il en ressortit avec un petit carton entre les mains qu'il s'empressa d'apporter à Roseline.

- N'en dis rien à personne, pour le moment, dit-il d'un ton de conspirateur. Mais j'n'ai pas pu les laisser vider les lieux sans rien faire.

Roseline ouvrit la boîte et en extirpa une boule de verre grosse comme le poing posée sur un socle de bois rouge et vert. A l'intérieur de la boule se déployait un décor hivernal : une petite maison chaleureuse se nichait au milieu des sapins et de la poudreuse. De petites sphères virevoltaient autour d'elle, tels des flocons bercés par la brise.

Toujours fébrile, Ernest lui prit l'objet des mains et le retourna, transformant le vent léger en une tempête blanche. De son pouce ganté, il ouvrit une cache se trouvant sous le socle. A l'intérieur, un petit morceau d'acier gris se nichait. « Un projectile, expliqua-t-il. Un objet de l'Ancien Temps. Un témoin des guerres d'avant la Déchirure. Cette fois-ci, je ne les laisserais pas tout faire disparaître sous mon cache-nez ! » termina-t-il d'un ton teinté de bravade.

Il referma l'étui caché et reposa la boule. Au moment où son socle toucha la surface de la petit table, les murs se mirent à vibrer. Tandis que Roseline restait interdite, son regard fixé sur la sphère de verre, Ernest s'exclama : « Une intrusion ! En plein week-end ! ».

Les prisonniers de l'hiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant