9 - Lucas

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La pluie s'écrase lourdement sur le pare-brise grisâtre de la vieille Chevrolet des Walker. De l'autre côté des fenêtres, le restaurant devant lequel elle est arrêtée a déjà revêtu son habit d'hiver. Des guirlandes rouges et vertes encadrent la devanture vitrée de l'établissement. À l'intérieur, Lucas peut apercevoir un petit père Noël en plastique faire le hula hoop à côté des caisses enregistreuses. Un couple accompagné de deux enfants en bas âge prend son dîner non loin de là, s'échangeant des paroles et des rires inaudibles dont les échos se répercutent dans le cœur de la jeune femme.

Un klaxon l'arrache à ses rêveries comme un faucon enlève un lapin à ses pissenlits. Lucas dirige son regard cerclé de noir vers le rétroviseur, où une BMW lui adresse un appel de phares impatient. Elle lève la main, lentement, jusqu'à s'assurer de pouvoir être vue par le conducteur si pressé, avant de lui destiner un long majeur osseux impossible à ignorer. Il n'y répondra pas de toute façon. Dans le cas contraire, cela lui donnera une bonne excuse pour rosser quelqu'un.

Le feu tricolore se pare déjà d'orange quand la Chevrolet redémarre pour le dépasser. Son long derrière rechigne à se mettre en route, si bien que l'autre pot-de-colle se retrouve contraint d'écraser la pédale de frein quand il se retrouve face à l'intransigeante lumière rouge. Une satisfaction cruelle anime les lèvres presque transparentes de Lucas. Voilà une soirée de refaite.

Elle roule jusqu'à la sortie sud-est de la ville, là où l'attend son troisième lieu de travail. L'unique motel de Sunnyside, un bâtiment rouge et blanc de trois étages empilés les uns sur les autres comme les couches d'un gâteau particulièrement disgracieux, semble prêt à s'écrouler d'un moment à l'autre. La pénombre régnant sur le parking désert est si pesante qu'elle pourrait être qualifiée d'opaque. Aucune lumière ne se risque à la repousser. Le seul éclairage extérieur du motel, une lanterne électrique fixée au mur près de l'accueil, a grillé avant même que Lucas se fasse embaucher.

Elle coupe le contact sans sortir de la voiture. Son téléphone portable repose aux côtés d'une lettre scellée dans le creux du siège passager. D'une pression du pouce, Lucas apprend que son service n'est pas censé commencer avant une demi-heure. Elle soupire avant de se laisser glisser sur son siège. Ses mains s'enfoncent dans la tiédeur rassurante des poches de son sweat-shirt, et elle laisse tomber ses lourdes paupières veinées. Elle pourrait s'endormir ici. Piquer du nez et poursuivre la nuit dont on l'a injustement enlevée, ne serait-ce que pour une heure. Oui, juste une heure, une petite heure de plus, et le brouillard dans lequel elle patauge depuis qu'on l'a extraite des fosses sirupeuses du sommeil se lèverait, la confusion se dissiperait, et elle redeviendrait l'adulte fonctionnelle qu'elle est censée être, que Shade a besoin qu'elle soit.

Lucas ne se serait probablement jamais levée s'il n'était pas venu la secouer. Dix-sept heures étaient passées quand le claquement de la porte d'entrée a brisé le silence assoupi de la maison familiale des Walker, tirant l'aînée de ce qui ne pouvait être qu'un repos cruellement écourté. Elle a repoussé sa couverture trop chaude d'un coup de pied avant de se retourner pour profiter du côté frais de l'oreiller. Des pensées dépourvues de logique papillonnaient confusément d'un bout à l'autre de sa cervelle. Lucas a pris l'habitude de les contempler sans chercher à mener la danse. Tout, du lieu où elle se trouve au jour de la semaine, se confond dans une sorte de purée indistincte quand elle n'est pas en forme. Rien d'inquiétant en temps normal. Le problème, c'est qu'elle n'est plus jamais en forme. Et que Shade, oui, surtout, que Shade commence à le remarquer. Il l'a gentiment grondée en écartant les rideaux de sa chambre, ce matin, mais la pointe d'inquiétude perceptible dans sa voix est allée se ficher directement dans l'estomac de sa sœur. Puisque la grisaille s'était déjà installée de l'autre côté des murs, Lucas l'a contemplée d'un air dégoûté en faisant une remarque du style :

Le Club de Lecture de la Fin du MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant