PROLOGUE

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    Tout Dessin indique qui l’a crée, et où se trouve le dessinateur.
    Dessiner, c’est comme entrer dans une grande salle où se retrouvent tous les dessinateurs qui arpentent les Spires en ce moment précis. 
     Plus le Dessin est puissant, plus il fait de bruit dans les Spires de l’Imagination. Si les sentinelles ne surveillent pas l’Imagination, alors même les dessins les plus merveilleux peuvent passer inaperçus.

Doume Fil’Battis, Chroniqueur de l’Empire

Valingaï, 17 ans auparavant...

-Tombe !

    L’ordre n’avait été qu’un murmure, et pourtant, ce simple verbe avait précipité la chute d’Eléa Ril Morienval, une des plus grandes dessinatrices que Gwendalavir ait jamais porté.
    Une des plus dangereuses aussi.

    Les affrontements qui ont eu lieu dans l’arène Valinguite sont presque terminés.
    Bjorn a terrassé les géants du Septentrion, Edwin a vaincu l’invincible Yalisan Fiyr, Maniel a entraîné avec lui le guerrier noir invoqué par les Ahmourlaïs dans le gouffre qui s’est ouvert dans l’enceinte.
    Tous sont blessés, affaiblis, épuisés.

Un champ de ruine.

    Au bord du gouffre, il ne reste plus qu’Eléa Ril’Morienval qui continue de cracher sa haine sur Ewilan.

Sur sa famille.

Sur ses amis.

    Ilian, le petit garçon blotti contre Ewilan, souffle un mot, un seul.

-Tombe !

    Au contact de sa protectrice et malgré la terreur que lui inspire celle qu’il appelle la « magicienne », il trouve le courage de le prononcer.

    L’extraordinaire volonté d’Ilian déchire les spires, balaye tout sur son passage.

    Surprise, Eléa bat des bras, bascule dans le vide.
La chute est vertigineuse.
    L’arène circulaire de terre battue est balafrée par une hideuse cicatrice rougeoyante.
    La bouche béante appelle sa victime. Au fond, le sang bouillonnant de la Terre est une promesse de mort certaine.
    C’est trop bête de mourir d’une chute, les forts ne meurent pas d’une chute.
    Même dans la gueule d’un lac de lave en fusion.
    C’est vraiment trop stupide, d’autant qu’inexplicablement … …l’Imagination est ouverte.

    Eléa avait pourtant tout prévu.
    Elle avait méticuleusement placé autour du stade des gommeurs afin qu’aucun dessin ne soit envisageable, par personne.
    Mais les immondes créatures n’officient plus, ne font plus leur sale besogne.
    Elle ne comprend pas.

    Là où elle les avait placés, nul ne pouvait les atteindre.

C’est impossible.
  
    On dirait qu’impossible ne veut rien dire pour ces avortons.
     Quels trésors d’imagination maléfique faut-il déployer pour leur courber définitivement l’échine ?
     Quels mécanismes faut-il mettre en marche pour écraser ces insectes sur sa route ?
     Que ne faut-il inventer pour dégager ces grains de sable de ses démoniaques rouages, pour asservir ces êtres faibles qui aiment et pardonnent ?

L’Imagination est à nouveau disponible.

     Ils le regretteront amèrement.
     Elle aussi est une grande dessinatrice.

     La chute est interminable, comme si la terre était ouverte jusqu’au plus profond de son effroyable ventre.
     Les images défilent, à toute vitesse sans chronologie précise.

…les déchirures qui ont émaillées sa misérable vie … ses rêves de gloires … ses cinglantes désillusions.

     Elle qui était promise aux plus hautes sphères, la voici qu’elle dévale dans un gouffre insondable aux promesses de feu.
     Ses vêtements brûlent, et sa chevelure ondoyante s’est recroquevillée, rabougrie dans un crépitement écœurant.
     Ses sourcils noirs se rétractent et sa peau se parchemine déjà.
     Une odeur de raï grillé accompagne le corps qui tournoie lamentablement dans sa descente infernale.
     Sa peau cloquée de façon épouvantable a pris une teinte cramoisie, et la douleur intolérable lui déchire les poumons.

     Avant même de toucher l’océan de lave, son corps est une torche.
Reste son âme.
Une âme salie.
Déjà noircie par la haine.

     Elle a trop endurée, trop souffert pour qu’un ultime sentiment de bonté s’en extirpe, une lueur de générosité, un soupçon de gratitude, une larme de bienveillance...
     Le mal est trop profond, elle est déjà brûlée de l’intérieur. La noirceur qui tapisse son cœur est trop accrochée pour être nettoyée. 

Un cœur brisé.

     Eléa n’a pas toujours été mauvaise.
     Ambitieuse certes mais amoureuse, joyeuse, brillante.
     Trahie, bafouée, humiliée. Privé d’amour, son coeur est allé puiser ses forces dans les pires endroits du monde, dans les plus infâmes atrocités.
     Il y a puisé un pouvoir à la mesure de son ambition.
     Un pouvoir démesuré dont elle a toujours eu soif. 

Une soif insatiable.

     Une soif qui lui avait permis de progresser, mais aussi de s’enfoncer encore plus dans les méandres obscurs des possibles.
     Dût-elle y perdre à jamais son âme !

La boucle est bouclée.

     Son âme, son cœur, son corps sont aussi secs que le désert Ourou, mais elle y soutire l’essence d’une force inimaginable, si tenté que l’on puisse puiser quoi que ce soit dans un désert, mis à part du pétrole.
     Une richesse minérale qui lui ressemble.
     Une force noire et brute, non raffinée.

La force des condamnés.

La force d’échapper à son destin.

La force de s’extraire du brasier qui lui est promis.

     Il ne lui en reste encore qu’une infime parcelle, mais elle doit aller chercher très loin dans ses entrailles l’énergie nécessaire pour réaliser l’impensable saut.
     Elle sait qu’elle devra en payer le prix.
     Rien n’est gratuit, en tout cas, pas dans la voie qu’elle a choisie d’arpenter, mais elle s’y engouffre car c’est la seule qui lui reste, la dernière échappatoire à sa propre fin.

     Elle sait que la dernière parcelle d’humanité qui lui reste sera définitivement effacée de son être.
     Mourir peut être aussi un acte de courage pour sauver le monde de sa propre aberration.

Elle a le choix.

     Si elle meurt, le monde sera débarrassé de sa méchanceté.
     Furtivement, cette idée lui traverse l’esprit, comme si une ultime pensée généreuse pouvait effacer sa dette envers l’humanité.
     La vie ne vaut la peine que si elle est partagée, et elle n’a plus personne… 
…On a toujours le choix… 

     Elle ne veut pas de cette mort-là.
     C’est une chose que son cœur d’ébène refuse d’admettre.
     Une petite fleur qui s’insinue dans une chape de bitume… qu’elle écrase aussitôt… 
NON !
Les autres ?
Quels autres ?!
Des lâches, des traîtres, des parjures, des faibles !
…Elle préfère renoncer, ne penser qu’à elle.
     Elle est poussée par la peur de mourir.
     Elle ferme à jamais son âme à toute pensée altruiste, elle sera une déferlante de haine si elle s’en sort et mettra le monde à ses pieds.

Malheur à qui entravera sa route alors …

     Il lui reste la force pour un dernier choix.
    La fournaise attendra.
Si l’enfer existe, il attendra pour accueillir un pensionnaire de plus.
     Ce n’est que partie remise, mais Eléa compte bien s’en faire l’ambassadrice et déverser sa bile sur le monde

…tous les mondes.

     Un Pas sur le Côté dans un liquide qui pourra éteindre le feu qui dévore son corps.

Un océan qu’elle connaît bien.

Nimurdes.

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