Au milieu des discussions, au milieu du brouhaha, au milieu des voix, il se dresse, il se faufile, il passe. Il ne se rend pas compte, il néglige complètement que sa seule présence peut créer un tel effet. Il s'engage au milieu des groupes, les scinde en deux, divise pour ensuite rassembler les étudiants.
Je me souviendrai je pense à jamais de mes premières pensées, de l'impression. Le Docteur Markarian. J'aurais pu le critiquer sans le connaître. Je l'ai méprisé avant même d'apercevoir son visage. Il ignore cependant certainement que ce ressenti n'est pas si anodin. En suscitant spontanément autant de rancœur, Evan est plus diabolique que l'ange déchu lui-même.
Si notre estime est basse, si nous voyons le Docteur Markarian comme un professeur imbu de sa personne, au-dessus de la masse, du moins selon ses propos, alors la découverte n'en est que plus saisissante. Après avoir construit une image négative, nous voici mis face à l'ardeur pédagogique de l'homme.
C'est un piège qu'Evan prend le temps de poser, il me l'a avoué. Sa réputation plutôt enthousiasmante le précède de plus en plus, mais il parvient encore à la contrôler. Ses messages envoyés par la scolarité, l'air hautain, naturel, il faut bien l'avouer, la stature qu'il impose, tout est millimétré.
Nous sommes peut-être les dommages collatéraux d'une stratégie qui nous dépasse. Sans doute est-ce même vrai tant Evan est précautionneux. Néanmoins, jusqu'à la première rencontre, au premier cours, en général, le Docteur Markarian demeure l'infâme enseignant qui nous torturera.
Puis, vous voici entrés dans la salle, subjugués malgré tout, malgré vous. C'est le sentiment que je ressens à l'instant quand je le vois traverser l'immense rue. Il porte un foulard léger qui, à chaque pas, prend son envol dans son dos. Ses chaussures aux talons boisés empêchent le silence de s'installer.
Il ne regarde personne mais il voit tout le monde. Je sais que, du coin de l'œil, il ne peut s'empêcher de m'observer. Je ne me cache pas, je ne dissimule rien : mes yeux le suivent dans son parcours. Il me néglige, il oublie le groupe. Il se concentre uniquement sur sa cible, même si j'ignore sa nature.
Si je m'écoutais, je serais déjà en train de lui courir après, pour lui présenter mes excuses. Nous ne nous sommes pas croisés depuis la semaine dernière et notre soirée particulièrement calme. J'aurais aimé profiter de lui, ne pas gâcher une de nos rares rencontres. Nos emplois du temps sont chargés, il est difficile de trouver des créneaux communs.
Je sais qu'il ne m'en veut pas. Si je n'ai pas existé lorsqu'il était à quelques mètres de moi, c'est simplement parce que le Docteur Markarian est un homme focalisé. Je ne risque pas de m'en plaindre : lorsque nous sommes seuls, ni son portable, ni son ordinateur ne pourraient le déranger.
Evan est attentionné, mais demande aussi de l'attention. Derrière la force qu'il dégage se dissimule un homme calme, serein, tranquille. C'est précisément pour cette raison qu'il mérite de l'attention. L'eau profonde est toujours calme. Par-delà l'enseignant, l'homme a du relief. Sans cela, nous n'aurions pas une aventure, à côté, ensemble.
L'eau la plus calme est aussi la plus dangereuse. C'est celle qui vous prend au piège sans vous prévenir. L'eau troublée du début de l'année est un leurre. Une fois apaisée au bout de quelques semaines, plus personne ne se méfie de lui. Il suffit d'une minute d'inattention et vous voici attirés dans les tréfonds océaniques.
Evan est ainsi : s'il est négligé, s'il est malmené, s'il est oublié, le retour de flammes est massif. Un de ses groupes d'étudiants a manqué de rigueur lors d'un examen blanc ? Soit, il vient de leur imposer une interrogation surprise digne du collège. La faculté lui refuse des financements pour ses publications ? Soit, il s'associe avec un collègue étranger aux fonds illimités et n'indique pas appartenir à la faculté d'Aix.
En revanche, apprendre à connaître Evan, le considérer, l'apprécier en somme, rien n'est plus salvateur. Je le sais, je le vis. Il a raison, les étiquettes ne servent qu'aux autres, pas à nous. S'ils savaient, ils parleraient. S'ils avaient conscience de ma chance, ils seraient jaloux. S'ils savaient.
« Superbe ton pendentif, Enzo ! Ce sont des rubis ? »
VOUS LISEZ
Ultime évanescence (BxB)
Roman d'amourA Aix-en-Provence, la justice et le droit règnent en maîtres. Travailler ou étudier dans cette ville est un privilège que de rares chanceux connaissent. Que se passe-t-il quand, à cet honneur, s'ajoutent des rencontres imprévues et faisant vaciller...