Madame Méline entre, un plateau en plastique à la main – ils n'ont pas les moyens d'en avoir en argent donc bon...–. Sur celui-ci, rien d'inhabituel, mes cachetons, mon verre d'eau et même pas une rose, une lettre ou un quelconque objet romantique.
C'est vrai que j'ai passé l'âge mais bon... qui voudrait d'une vieille bique de 90 balais?! Personne! On est d'accord.
Vers 8h, en descendant dans la salle de séjour, je vois une belle brochette : Al, Gigi et S (prononcer ès ou aisse) assis sur le sofa. Non loin de la cheminée, Dim est installé sur le fauteuil bleu clair et... Qui-est-ce ?? Un vieil homme est assis à MA place ! Sait-il que c'est mal de changer les habitudes des personnes âgées ? Cela les déstabilise et ils en font une crise cardiaque !
Ce malotru va se décaler de suite ou je le virerais de MON fauteuil par le lobe de l'oreille.
Je remarque alors ses yeux couleur gris pareil à une tempête et ses cheveux grisâtres laissant paraître des racines couleur poivre.
-« An (prononcer Anne), comment tu vas ?» lance Gigi de sa voix chevrotante me tirant de mes pensées.
An est mon surnom, nous n'avons pas l'éternité devant nous, donc autant gagner du temps à diminuer nos paroles et ne pas dire nos prénoms en entier. Il faut savoir S'ECONOMISER de nos jours. Les jeunes appellent ça « la flemme » je crois.
-«Ça va merci, et vous? Je vois qu'il y a un nouveau, ne devrions-nous pas lui attribuer une nouvelle place?» je réponds.
-«Effectivement, je me nomme M (prononcer ''Aim'' ou ''èm''), dit le nouveau venu, hésitant, on m'a expliqué le fonctionnement de l'économie des paroles et l'on m'a trouvé un surnom! Bonne idée pour la place, un fauteuil a été positionné pour toi. Tu ne vas pas rester debout tout de même!
La colère commence à naître en moi. La galanterie a-t-elle disparu ou quoi? Ce M m'insupporte déjà. Je me traîne donc péniblement vers ce fauteuil qui n'est pas le mien, sans un mot pour ne blesser personne, car lorsque je suis en colère, je peux dire des choses que je regretterais par la suite.
Le temps passe vite, les journées lentes et ennuyeuses que j'ai connues se transforment en mois emplis d'un sentiment étrange qui filent à toute vitesse. Durant ces mois, ma haine envers M diminue. J'apprends à le connaître et trouve même qu'il s'intègre plutôt bien dans notre petit cercle d'amis de l'EHPAD.
Plus le temps passe, plus je pense avoir un penchant pour lui... C'est bizarre, comment pourrais-je encore ressentir de l'amour à 90ans? OK, j'ai toute ma tête, je suis en pleine forme (enfin, presque) mais je n'ai jamais pu ressentir de l'amour après la mort soudaine de mon mari il y a 40ans. Il est décédé à l'âge de 50ans d'un cancer du pancréas... Sais-je encore ce qu'est l'amour?
Après maintes et maintes recherches sur la plateforme de l'internet (les jeunes l'appellent comme ça je crois) j'en déduis que je l'ai retrouvé : l'AMOUR!
Évidemment, de nos jours, les hommes ne sont plus capables de prendre des initiatives. Donc j'essaierais de lui faire comprendre ce que je ressens moi-même.
Pourquoi ne pas organiser une partie de petits chevaux pour se rapprocher? Après la randonnée de 40 minutes, il faut se reposer un peu. Je raffole de ce jeu, nous discutons et rigolons ensemble. Nous tombons ex æquo, ça ne m'était jamais arrivé... Sauf une fois. Si je me rappelle bien, c'était au collège, avec mon meilleur ami, qui était aussi mon premier amour... Il s'appelait...
- « Bien joué partenaire! Cela fait très longtemps que je n'ai pas joué à ce jeu, cela remonte même à mon enfance ». M me sort de mes pensées.
- « Bien joué à toi aussi, c'est la deuxième fois dans toute ma vie que quelqu'un fait ex avec moi! »
Sans prévenir, il se pencha et m'embrassa! Ce baiser fut doux et chargé d'émotions. Finalement, les hommes savent encore prendre des initiatives.
Le lendemain, je me lève enjouée, il est 7h. Je n'attends pas Madame Méline car j'ai hâte de retrouver M. J'ai l'espoir que ce baiser signifiait quelque chose pour lui aussi. Je me dépêche de rejoindre la salle de séjour mais personne n'est présent. Seul le petit feu de cheminé crépite, et l'on entend un silence de mort. C'est vraiment inhabituel... Je ne m'attarde pas devant ce non spectacle, en pensant à toutes les scènes possibles et inimaginables: je vais directement au réfectoire.
Toujours personne. C'est à ce moment-là que je l'entends, cette musique qui hante mes nuits, et qui ne me quittera plus jamais !
L'Ambulance.
J'accours comme je peux dehors, en pyjama, les larmes commencent à dévaler mes joues. Je ne visualiser que les pires scénarios. Est-ce Dim? Gigi? S?
Vous devez déjà deviner qui a eu un accès V.I.P au paradis. (Ou en Enfer ?) Mais à ce moment-là, je ne pensais pas du tout à Lui.
M.
Je découvre alors tous mes amis autour de l'ambulance, en pyjama, les yeux emplis de larmes. Je ne trouve cependant pas M. Je mets une éternité à réaliser ce qu'il se passait. Mais le temps défilait lui, sans que je m'en rende compte. Trois jours après, je me rendais à son enterrement !
Le peu de famille qu'il lui restait était là. Il avait un fils mais pas de petits enfants. D'après ce que M m'avait dit, ils n'étaient pas proches. Après une longue et violente dispute, ils ne s'étaient jamais plus adressé la parole. C'est triste... J'aurais tellement voulu des enfants moi...
Lors des discours en son honneur, que j'écoutais attentivement, je découvris son prénom.
MARCO.
Ce prénom résonne en moi... J'ai connu un Marco. Au collège. C'était mon meilleur ami, et mon premier amour... Le seul avec qui j'ai fait un ex æquo aux petits chevaux.
MARCO.
Ce même Marco, qui fut mon premier amour et certainement mon dernier, était mort et enterré, sans même avoir su qui j'étais, comment je m'appelais.
Je me lève pour qu'il l'entende, une dernière fois. Je me prépare à crier mon nom mais je chute au sol.
J'utilise ma dernière force, mon dernier souffle de vie pour chuchoter :
- «Anna».
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Dernier souffle
RomanceUne nouvelle en 1 000 mots que j'ai confectionnée pour un concours sur le thème de l'AMOUR.