Je dois reconnaître que d'effectuer à peine deux heures de trajet est appréciable. Savoir que c'est la dernière fois que je me fais passer pour « Rébecca » me soulage d'un poids immense.
C'est presque le cœur léger que j'arrive en gare Part Dieu et prends un taxi pour un hôtel dont la chambre, proche du lieu de réception, a été réservée. J'apprécie cette attention, car je peux prendre mon temps pour me préparer.
Pour l'occasion, j'ai revêtu ma robe préférée, celle où je suis le plus à l'aise. Le tissu velouté lui donne une couleur noire de premier abord, puis lui fait prendre des reflets rouges à chacun de mes mouvements. Une écharpe en dentelle noire, qui passe dans le creux de mes bras et retombe dans les reins, s'accorde avec mon loup fait dans la même matière.
Je laisse retomber mes cheveux de chaque côté du masque, ils sont ma barrière. Sans eux, je me sentirais nue, à la merci de chaque regard vicieux.
Je me rends au fameux hôtel où des hommes en livrée nous indiquent la direction de la salle de réception. À l'entrée de celle-ci, ils vérifient le carton d'invitation qui a été déposé dans ma chambre et m'invitent à entrer.
J'amorce un pas et découvre une salle immense. Le luxe déployé va au-delà de l'entendement. On pourrait presque croire à une remise de césars.
Ils appellent ça des œuvres caritatives ? Rien que le prix de la soirée...
J'avance lentement et découvre le décor surabondant. Les tables du buffet regorgent de nourriture recherchée.
Je serpente entre les hommes, les femmes, les tables. Je fixe chaque regard et cherche, malgré moi, deux perles grises au pouvoir si intense.
Que ferait-il à Lyon ? Il est de Paris, non ?
Je repense encore à cette nuit, à chaque seconde qui repasse en boucle dans mon esprit.
Pourquoi lui ? Qu'a-t-il fait pour qu'il soit unique ?
J'énumère, une fois de plus dans ma tête, les points intrigants : il m'a traité avec respect, jamais comme une marchandise. Mais le plus troublant, hormis cette attirance physique évidente, c'est la façon dont il m'a regardé. Ce que je pouvais lire dans ce regard métallique était comme un supplice, une torture qui l'emprisonnait. Cet éclat douloureux que j'ai aperçu semblait s'adresser à moi, comme s'il me parlait et que je lui répondais. Une phrase en écho que nos yeux se renvoyaient et qu'eux seuls comprenaient.
— Madame ?
Un serveur tenant un plateau argenté sur le bout de ses cinq doigts me présente des flûtes de champagne. Je me sers et le remercie. Je fais semblant d'y tremper les lèvres, mais ne le bois pas. J'ai besoin de toute ma lucidité.
Seule au milieu de ces personnes, je réponds à leur sourire, me laisse apostropher et complimenter sur mon physique ainsi que sur le mystère que je représente. Je leur tient compagnie jusqu'à ce qu'ils reconnaissent un groupe auquel se rallier.
La soirée a débuté depuis presque une heure et je ne l'ai toujours pas aperçu. Je ne saurais dire si je suis contente ou déçue. C'était la dernière occasion de pouvoir le croiser.
Ne te voile pas la face : d'en profiter !
Profiter une dernière fois de sa douceur et de sa chaleur. Ressentir, même si ce n'est que pour quelques heures, le sentiment d'être importante pour quelqu'un. D'être celle qui pourrait changer le cours de ses pensées, de son destin, de devenir une nécessité, une priorité. En bref, d'être aimée.
Je chasse d'un soupir ces pensées invalidantes et me fais une raison. Je redeviens Rébecca afin d'encaisser la déception, de ne pas me laisser atteindre et de survivre à ma peine. Puis ma vie continuera avec de simples souvenirs qui s'atténueront, s'amoindriront et finiront par disparaitre.
Les lumières s'abaissent, chassant mes idées moroses lorsqu'une voix retentit dans les enceintes afin d'accueillir les invités présents. Un cercle lumineux met en avant l'organisateur qui accapare l'attention du public. Les plus âgés vont prendre place sur des sièges capitonnés placés autour de petites tables intimes tandis que les autres restent debout.
N'ayant personne à qui tenir compagnie, je m'octroie le luxe de m'isoler afin de passer inaperçue.
Pour m'occuper, je tente de deviner quels ont été mes clients passés. La plupart me sont inconnus. Je repère seulement deux ou trois personnes dans l'assemblée et reconnais un de mes récents clients.
Quand je fais l'amalgame de mes relations passées et ce que j'ai vécu samedi dernier, plus rien ne pourra se comparer. Il a simplement fait la différence.
Un jeune homme se dirige vers moi tout en appréciant ouvertement mon physique. À son allure, je détecte, malgré son masque, l'homme hautain qui arrive en terrain conquis.
Je me redresse et mets en place « Rébecca » afin de le contrer.
À quelques pas de moi, il s'arrête et son regard dévie légèrement puis se teinte d'un trouble évident.
Je tente de déchiffrer la situation quand une vague de frissons dévale sur ma peau. Mon sixième sens s'alarme.
— Rébecca... murmure une voix grave juste derrière moi.
Je me fige. Mon cœur loupe un battement et mon souffle s'enfuit. Je ferme les yeux en priant. Je ne sais si je dois bénir le ciel ou le maudire.
Il s'approche si près qu'il pourrait être capable d'entendre le chaos qui règne dans ma poitrine. Sentir sa chaleur de nouveau près de moi me fait momentanément oublier où je me trouve : dans cette de réception ou revenue dans une certaine salle de bain ?
Mon esprit se remémore les sensations passées et me fait anticiper les prochaines. Un feu reconnaissable prend vie dans le bas de mon ventre et tout mon corps se contracte. Instinctivement, je serre les jambes comme si je pouvais l'empêcher de se propager.
Partir ou rester ?
La sagesse ou l'envie ?
— Viens avec moi.
Il ne me laisse aucune alternative et mêle ses doigts aux miens avant de m'entraîner dans le fond de la salle.
Je résiste. Une seconde. Avant que ma raison ne s'évapore à son contact et qu'une fois de plus, je le suive.
Juste une fois... Plus qu'une fois.
L'espace qui nous entoure disparait de ma vue. Il ne reste plus que lui et sa main qui se crispe dans la mienne. Je porte mon regard sur son profil où des mèches brunes flirtent avec la soie son loup noir.
Je ne rêve pas. Il est bien là. Avec moi.
Il s'arrête brusquement et tourne la tête vers moi. Dans ses yeux brille l'indécence de son désir et de ses promesses de plaisir.
Il tend le bras et tourne la poignée d'une porte que je n'avais pas remarquée. Il nous y engouffre et verrouille derrière lui après avoir allumé.
Le temps s'arrête et nous nous faisons face. Le feu qu'il a fait naître par sa simple présence est en train de me dévorer. S'il n'agit pas, je vais finir par me consumer.
Il retire alors son masque. Puis le mien. Plus lentement. Les mains légèrement tremblantes. Il ne me quitte pas du regard et sa respiration s'alourdit, mais il ne bouge pas.
Un élan audacieux, qui me surprend moi-même, me rapproche de lui et me pousse sur la pointe des pieds. J'attrape les pans de sa veste et l'attire à moi.
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Âmes
Romance« Il aura suffi d'un seul de tes regards pour me voler mon cœur et d'une seule de tes caresses pour ressusciter mon âme. » Charlie vient de fêter ses 25 ans. Quand elle n'est pas dans son sud natal à assumer une vie devenue à peu près stable après...