Eekhoud eût dû lire Les Hors nature avant de réaliser Escal-Vigor, s'il ne le fit pas : il se fût ainsi dispensé d'écrire un roman qui existait sous une meilleure forme deux ans avant le sien.
(Écrire une telle phrase est la preuve manifeste que je ne rédige ces critiques que pour moi : car, hormis un lecteur égaré du recueil Romans fin-de-siècle où l'on peut lire encore ces deux récits d'Eekhoud et de Rachilde, recueil publié en 1999, jamais réédité depuis, je ne sache pas qu'il soit possible à quiconque aujourd'hui de savoir de quoi je parle. Eh bien ! ce m'est égal, puisque la comparaison, sans que je l'appuie de pédantisme, est juste et opportune pour caractériser Les Hors nature, et je ne me fais pas, comme on voit, le principe de communiquer avec quelqu'un d'autre que moi-même comme si j'avais un public à satisfaire.)
Rachilde est réellement une découverte surprenante et presque une incarnation d'esprit fin-de-siècle, une synthèse et un parangon de décadentisme, peut-être même jusqu'à l'outrance et l'insurpassable. Cette femme, apparemment séduisante garçonne, osa, semble-t-il, des récits d'une subversion insolente et presque automatique. Son style est un ornement précieux, exact, dont les arêtes précises blessent de leur justesse comme des diamants rompus. Ses personnages de net excès sont d'humeur irréelle, d'une névrose patentée, sue, entretenue, conservée, incitée. Le saint y coudoie le diabolique. C'est peut-être aussi un peu systématique – qui sait ? il faudrait en lire d'autres (ce sera cependant difficile : la dame a écrit plus de cinquante ouvrages, mais notre époque, qui doit trouver qu'elle manque de « légèreté », n'en publie plus que quatre, et certainement pas le traité où elle s'explique antiféministe.)
C'est d'une ravageuse délectation, quand on lit en annotant avec beaucoup de souci et d'hésitation tout passage supérieur, d'avoir du mal, à force d'y multiplier les marques, de savoir encore, passé deux cents pages, si l'habitude de l'impeccabilité n'induit pas une exigence qui rend sourcilleux, vétilleux et injuste relativement à n'importe quel texte rival, et s'il ne faudrait pas, par équité, émarger d'une seule parenthèse méliorative la totalité du roman. Un exercice, pour vérifier cette théorie : prendre une page au hasard, compter la dixième ligne, et recopier :
« Reutler, dépassant les pompiers de tout son front, voyait très bien. »
(Je crois que l'expérience, après tout, ne rend pas si aveugle : c'est une phrase un peu banale comme il en faut – et c'est presque tant mieux, l'inverse serait vertigineux.)
La comparaison d'avec le Eekhoud est particulièrement indiquée, évidente à qui aurait lu les deux : ici, deux frères, les de Fertzen (j'ignore pourquoi l'auteur conserve la particule quand elle les nomme ainsi directement par le nom, mais peu importe), extrêmement riches, dont l'un symbolise toutes les démesures dandies, logements, vêtements, parfums et mœurs, et l'autre, d'une sorte de virilité monacale, veille autant qu'il peut sur cette chose artificielle et efféminée qu'en vérité il aime platoniquement jusqu'à s'en tordre l'âme. De l'homosexualité encore, avec ingrédients de château, valets perfides, servantes innocentes, villages primitifs, où les élans héroïques sont d'essor hyperbolique, mais dont la dimension décadente est beaucoup plus abandonnée, avec détailleries de tout ce qui, chez Huysmans, provoque l'impatience d'un lecteur contemporain, toutes les beautés de choses et de phrases épandues en manières languides et en délices appesanties qui font l'orfèvrerie du roman pour celui qui, exigent parce qu'aguerri, dispose d'une mentalité littéraire de pierreries et de verve. La couleur est ici extrêmement vive, tout l'enfermement monomane de la fortune avec son désœuvrement envoûtant se déploie en parures de style irrésistibles, et comme les héros y sont incroyablement physiques, il n'existe presque aucune limite à l'étalage de l'impossible fécondité de leurs actions superbes ou atroces.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.