Chapitre 10 : Secrétaire et Locale (1/2)

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Eldola se réveilla pour la deuxième fois consécutive dans un lit bardé de dentelles, et pria de toutes ses forces pour que cette journée fut suffisamment tranquille pour disposer de son temps comme elle l'entendait. Malheureusement, le Technaume de Rai-Lo-Clair ne croyait en aucun dieu autre que la technologie, et surtout pas aux miracles : Betsy entra dans sa chambre de manière aussi énergique que la veille, la prévenant au milieu de son flot de babillage inutile que le Secrétaire James voulait la voir pour continuer sa formation d'Administratrice. Eldola eut tout juste le temps de s'offrir un petit-déjeuner frugal avant d'aller trouver James. Ce dernier esquissa une révérence envers Eldola avant de l'inviter à se diriger vers son cabinet de travail dans l'aile sud. Devant celui-ci les attendait sa propre Secrétaire, la fameuse Mimi dont Eldola avait tant entendu parler sans réussir à la voir. Mimi était une jeune femme austère, à la tenue grise sortie d'une autre décennie et dissimulant le plus possible son corps long et mince. Sa peau tannée témoignait d'une enfance au grand air, et sa toilette modeste suggérait des origines humbles : ses cheveux blonds translucides étaient coupés court pour ne pas la gêner, et elle ne possédait aucun ornement à part ses lunettes rondes dont elle ne savait que faire, et qui masquaient tant bien que mal des yeux gris au regard vague. Ses mains étaient longues et calleuses, des mains qui avaient travaillé rudement mais conservaient une certaine finesse. À son regard fuyant derrière ses lunettes et son silence forcé, il était aisé de comprendre qu'elle aurait voulu être n'importe où plutôt qu'ici. Eldola fut surprise de constater que celle qui devait l'assister dans ses tâches quotidiennes fut si jeune et réticente ; elle tenta de la mettre plus à l'aide en mentionnant la rencontre avec son frère :

⎯ Que la Logique guide votre chemin, Secrétaire Mimi. Je suis contente de vous voir porter vos lunettes ; votre frère a mentionné hier chez les Tailleurs à quel point cela faisait plaisir à votre famille.

Au lieu de détendre Mimi, cette remarque sembla au contraire la plonger dans l'embarras le plus complet : elle vissa ses lunettes au plus près de ses yeux tandis que son regard dérivait au loin, confus et troublé ; elle balbutia des remerciements à peine audibles. Eldola se dit que décidément, il fallait qu'elle arrête de se montrer cordiale avec les autres, cela ne lui réussissait guère...

Ils entrèrent tous les trois dans le cabinet de travail : Mimi prit place derrière le bureau, tandis qu'Eldola s'installa sur le siège recouvert de velours qui lui était destiné ; James de son côté resta derrière Mimi pour l'assister.

⎯ Nous allons donc commencer l'initiation, si vous le voulez bien, annonça James. Comme nous en avons discuté hier, le devoir d'une Administratrice Locale est de s'occuper des relations externes de sa Localité ; on peut la voir comme une véritable instigatrice et gardienne du lien social. Les interactions avec votre Secrétaire seront par conséquent de deux natures : il s'agira d'un côté d'assurer une correspondance assidue et courtoise avec les autres Administratrices externes, et de l'autre de tenir les comptes du manoir.

Eldola grimaça à l'annonce de son rôle : en termes d'interaction sociale, sa spécialité était de se faire si discrète qu'on finissait par l'oublier – voire de faire disparaître d'autres personnes – mais pas de leur faire la conversation et encore moins de les divertir...

⎯ Commençons par la correspondance, qui est sans aucun doute la partie la plus aisée, continua James. Tous les matins, vous recevrez des instructions de ma part sur les éventuels besoins en approvisionnements de la Localité. Votre mission sera alors de vous renseigner auprès des autres Locaux pour savoir comment vous procurer ces matériaux. En vue d'obtenir des accords avantageux, il est conseillé d'entretenir des liens cordiaux, en échangeant aussi sur d'autres sujets plus plaisants et moins sérieux. L'art d'une Administratrice est de trouver le juste équilibre entre conversation et négociation.

⎯ Je ne suis pas sûre de bien comprendre..., l'interrompit Eldola. Je croyais que les Villages produisaient les ressources de la Localité ?

⎯ C'est à moi de m'excuser, j'oubliais que vous n'êtes pas familière avec le fonctionnement d'une Localité. Comment expliquer cela simplement... Comme vous avez pu le constater, chaque Village ne peut produire que les ressources à sa disposition : les Tailleurs ne produisent pas de nourriture, pourtant ils doivent bien se nourrir. Ils peuvent en demander aux Éleveurs, mais ceux-ci ne disposent pas de poisson ou de fruits, par exemple ; dans ce cas, ils doivent utiliser les ressources d'une Localité plus lointaine. Aucune Localité ne peut ainsi produire toutes les ressources dont elle a besoin, et doit envoyer sa production à l'Échangeoir pour que tout soit ensuite redistribué de manière équitable. Cela permet de maintenir le grand équilibre de Rai-Lo-Clair, car aucun Techno-citoyen ne peut survivre sans l'aide de ses voisins. Néanmoins, il y a ensuite la réalité : des manques, des surplus, des stocks non écoulés, des denrées qui risquent de se perdre, des avaries, des conditions météorologiques plus ou moins favorables, des besoins inattendus... Pour pallier ces imprévus, des échanges sont autorisés directement entre Localités sans passer par la capitale. Une fois que deux Locaux ont trouvé un accord, ils écrivent au Régional pour que la transaction soit actée, et on procède à l'échange.

⎯ Faut-il forcément que ce soit un échange ? demanda Eldola. N'est-il pas possible de vendre certaines ressources puis d'en acheter d'autres ?

Eldola se sentait vulnérable, car elle ne pouvait pas prendre la pleine mesure des questions qu'elle posait, et elle détestait cela ; il ne lui semblait pas avoir dit quelque chose de drôle, et pourtant Mimi la regardait comme si elle ne pouvait pas être sérieuse, et James se retenait de rire par pure politesse.

⎯ À l'Échangeoir, c'est ainsi que l'Institut procède, insista Eldola pour sa défense.

⎯ Et c'est uniquement à l'Échangeoir que vous entendrez parler de vente et d'achat, j'en ai bien peur, rigola James. Il n'y a tout simplement pas de monnaie en dehors de la capitale !

⎯ Pas de monnaie ?! s'exclama malgré elle Eldola. Mais comment font les gens ?!

⎯ Cela dépend du point de vue : pour nous la question est plutôt comment font les habitants de la capitale pour penser à prendre leurs pièces et se souvenir de tous ces prix ! Ça n'a pas de sens de fixer un prix global à des ressources, puisque leur valeur est circonstancielle. Par exemple, un Village situé près d'une rivière considérera l'eau comme une ressource banale, tandis qu'un Village plus au sud sous un climat plus chaud verra l'eau comme une ressource rare. Le troc est un système plus équitable où sont directement adressés les besoins de chacun.

⎯ Mais comment procéder si jamais un Village ne trouve personne pour échanger ses ressources ? insista Eldola, que ce système déroutait.

⎯ Alors c'est au Régional de trouver une solution en lançant un appel plus large aux autres Régions, expliqua James. Si les ressources d'un Village n'intéressent personne, c'est aussi le signe qu'il faut procéder à un remaniement en fusionnant ce Village avec un autre ou en changeant de ressources. C'est un processus souvent douloureux pour les habitants et complexe pour les Administrateurs, mais dont la nécessité ne peut être remise en question.

Eldola trouvait ce système affreusement complexe, et surtout injuste : de ce qu'elle en comprenait, le niveau de vie d'un Village dépendait d'à quel point leur ressource était demandée ; ce qui avait certes aidé les Artisans à devenir prospères, mais avait condamné les Tailleurs à la pauvreté...


Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant