55 | Seconde entaille

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JULIA

J- inconnu

Heure inconnue

Lieu inconnu

     

Je pensais ne jamais tomber amoureuse.

Parce que je ne tombais tout simplement jamais. J'étais devenue de celle qui résistait aux vents et aux marées, de celle qu'on ne pouvait plus faire plier, de celle qui se relevait sans cesse sans jamais s'essouffler. J'ai cru être plus forte que tous les autres. Plus inatteignable.

Je pensais naïvement que la carapace que j'avais si bien construite au fil des années ne se briserait jamais. Je pensais que j'avais souffert plus que tous les autres, que je méritais une rédemption presque autant que je la voulais. J'ai cru que l'horrible masque dont je me couvrais était assez solide pour affronter une nouvelle vie.

Une vie après une mort, c'était le deal.

Pourtant, parfois je me dis que j'aurais préféré ne pas renaître.

Agatha a été rayée du paysage sans regret. Nous avons laissé derrière nous les traumatismes, tentant d'emporter la colère entre nos maigres bras. Nous avons mis en scène sa mort tout en sachant pertinemment qu'ils n'y croiraient pas. Ils nous pourchasseraient au bout du monde pour que jamais nous ne puissions dévoiler les monstres qu'ils étaient. Il n'aurait pas été reluisant pour la première puissance du monde de baigner dans le scandale d'organisations aux méthodes aussi barbares.

Il y a eu une certaine poésie à se débarrasser de cette identité commune. Je suis redevenue Julia quand je dispersais mon propre sang aux quatre coins de cette chambre que j'avais connue si longtemps. Comme une certaine nostalgie à quitter cet endroit qui m'avait vu grandir plus vite que je ne l'aurais voulu. Oui, il y avait assurément un plaisir infini à tout envoyer se faire foutre sans un regard en arrière.

Et malgré toute cette rancœur que je priais de rester derrière moi, il a fallu que la mort d'Agatha cause la première entaille dans cette armure que j'avais établie sous les injonctions de cette merde dans mon cerveau qui hurlait que je n'étais pas assez. Que je ne serais sans doute jamais assez pour quelqu'un.

En tout cas, pas pour lui.

Je n'oublierais jamais le regard défiguré, ensanglanté mais rempli de haine et de colère de Cecilia quand nous avons maquillé le meurtre de cette fille que nous n'étions pas. Elle a refusé de me dire pourquoi elle avait perdu son œil, transpercé par une lame aussi affutée que notre colère. J'ai compris, ce soir-là, que Cece ne s'était jamais mieux adapté que moi.

Elle avait simplement mieux caché sa douleur, mieux enfouie son courroux au fond d'elle. Ça ne voulait absolument pas dire qu'elle souffrait moins, au contraire. Au fond, ça signifiait surtout que ce que j'avais fait pour elle n'avait servi à rien, strictement à rien.

Ce fut la fissure la plus dure à accepter.

La seconde est arrivée lorsque Rosalia Spinam m'a rendu ma vie, le jour où elle m'a redonné mon nom et l'espoir d'une existence libre. Cette fameuse journée où elle nous a recueilli et montré ce qu'était vraiment une famille. Une famille pour qui je finirai par tout pouvoir sacrifier. C'est sûrement bête à dire mais avant, je ne savais pas ce que ça faisait de pouvoir tout dire à quelqu'un sans craindre de lui faire du mal.

Je n'avais pas peur d'énoncer les vérités crues à Rose parce que je savais déjà qu'elle avait connu ce que je lui dépeignais. Je n'avais pas à craindre qu'elle ait pitié de moi puis on avait connu exactement la même chose. Pas de la même manière, mais de la même cruauté. Différentes dans l'objectifs et pourtant si semblables dans la marque laissée en nous. Ce jour-là j'ai compris que j'avais une autre sœur, tout aussi hypocrite que moi.

Cecilia, jumelle de l'espoir. Rosalia, jumelle de la souffrance.

Ce fut la fissure la plus belle que j'ai eu le droit d'arborer.

Néanmoins, la troisième brèche m'a été fatale. C'est celle-là qui m'a fait tomber au sol et ployer sous le poids de la réalité. La vérité est une sacrée garce qui rira toujours de votre malheur. Pourtant, elle est là et vous devez l'accepter. De toute façon elle se fera accepter de vous quel qu'en soit le prix que vous en paierez.

J'ai rencontré un homme qui a su me faire rire à nouveau. Je n'avais plus peur près de lui. J'étais heureuse à ses côtés. Je me sentais revivre heure après heure quand je le savais près de moi. J'ai rencontré un homme qui a eu le pouvoir d'apaiser mes réticences à retenter le diable. Parce que j'avais terriblement envie que lui me touche et que j'attendais désespérément qu'il me regarde comme je le regardais.

Mais moi, le faisais-je rire ? Plus que toutes les autres.

Étais-je sa confidente ? J'étais même sa meilleure amie.

Alors, une femme désirable ? Aucune chance.

Il n'a jamais voulu de l'extravertie qui souriait pour s'empêcher de fondre en larmes, qui ricanait pour ne pas s'effondrer. Il a préféré l'impassible défigurée qui dissimulait sa douleur derrière une attitude effrayante. Il a privilégié celle qui montrait ses cicatrices avec courage et qui faisait tout pour se maintenir hors de l'eau, celle de nous deux qui avait le courage de se montrer telle qu'elle était, bousillée et perdue.

Car qui voudrait sincèrement d'une usurpatrice qui n'était même pas capable de survivre décemment ? C'est lui qui a attisé une nouvelle fois les affres de la jalousie dans lesquelles j'ai fini par me perdre, corps et âme parce que, putain, ça faisait mal de n'être pas celle qu'il désirait et plus encore, de voir que c'était elle qu'il préférait.

J'ai toujours été jalouse de ma sœur. Plus encore quand j'ai senti mes entrailles se tordre de colère. Plus encore quand je suis tombée amoureuse du même homme qu'elle.

Amoureuse d'un grand roux railleur qui était mon meilleur ami, qui n'était que mon meilleur ami. Amoureuse de cet abruti d'Alexander Zingarelli. Amoureuse de cet homme qui préférait ma sœur et qui la préfèrerait toujours.

Ce fut la fissure la plus douloureuse àdissimuler.  

                    

                

NÉMÉSIS | LES ROSES DE ROME T.1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant