Il est minuit. Mon souffle s'harmonise au son des vagues. Le sable chaud me réchauffe les orteils. Il fait presque nuit noire. La seule source de lumière est la lueur pâle de la pleine Lune. Celle-ci projette mes souvenirs sur l'immense étendue de sable, faisant des rochers de splendides boules à facettes. Les étoiles l'accompagnent en un orchestre de silence. Elles imitent les rires de mon enfance et ceux de mon enfant, comme lorsque l'on court sur la plage à l'âge de dix-ans. Les coquillages font résonner cette mélodie jusqu'à l'horizon, comme si la mer, qu'on entend en y collant son oreille s'échappait dans l'air doux.
J'entends ma fille - assise à mes côtés dans les grains de sable - prononcer quelques mots. Sans doute pour commenter la beauté de ce tableau de nature ; mais ses paroles sont floues et je les perçois à peine, trop absorbé par ce paradis.
J'arrive cependant à distinguer les notes de Can't Take My Eyes off You dans le concerto des étoiles. Qui aurait cru qu'elles étaient si bonnes musiciennes ? Ce son, grésillant comme celui d'un vinyle, me rappelle quelqu'un. La femme la plus merveilleuse qu'il m'ait été donné de rencontrer. C'était sa chanson préférée, elle l'écoutait presque tous les jours. Lorsque nous avons dansé dessus pour la première fois, ça m'avait laissé sens dessus dessous ! Une famille de lucioles vient alors danser au-dessus de l'eau claire, exactement comme nous l'avions fait dans ce bar où nous nous sommes rencontrés. Nous étions les rois de la piste. J'aperçois les traits joyeux qui étaient dessinés sur notre visage lors de ce swing. Quel sourire idiot nous avions... Je remarque aussi les mouvements élégants de sa robe qui virevoltait, parfaitement reproduits par ces petites tâches lumineuses. Les lucioles sont décidément de très bonnes artistes. De la pointe de leurs ailes, elles affirment les contours de notre enfant. Une merveilleuse petite fille tout droit sortie de notre cœur.
Nous ne sommes que des mortels, mais nous avons créé la vie. Ce miracle me rend sans aucun doute bien plus heureux que tous les rêves que j'aurais pu accomplir et Dieu sait que des rêves, j'en ai eu. Je voulais voler dans le ciel ! Et puis, je voulais être pêcheur comme mon grand-père. Plus tard, j'ai voulu être astronaute pour m'approcher du Soleil mais ensuite, j'ai décidé de devenir marin. Explorateur marin en particulier. Je voulais découvrir de nouvelles espèces de poisson que personne n'aurait connu avant moi et déceler les mystères du fond de l'océan. Mais la vie en a décidé autrement. Je suis devenu un simple cuisinier dans un restaurant en bord de mer.
Je ne me plaindrai jamais de mon vécu, mais parfois, je me surprends à regretter mes vieilles encyclopédies sur les fonds marins et à contempler le vieux phare, dont le feu s'est éteint avant que je ne puisse quitter les côtes de la Normandie. Cette plage est tout ce qu'il reste de mon rêve. C'est un havre de paix aux senteurs de flore marine. J'ai passé mon enfance à patauger dans son eau fraîche, à y pêcher avec mon grand-père et à y construire des châteaux de sable. Quand la marée haute arrivait, ils étaient engloutis par la couverture salée et comme j'étais triste, ma mère me disait que c'était comme ça qu'Atlantide était née.
C'est de cette façon que j'imagine que ma femme est partie. Elle m'a quitté pour être ce qu'elle a toujours rêvé d'être. En laissant tomber ses cendres dans la mer, j'ai réalisé sa volonté. Elle est devenue une sirène.
Quand j'ai pris ma retraite, j'en ai profité pour venir ici presque tous les jours. Maintenant que ma femme était dans l'océan, il me fallait bien un point de vue spécial pour la voir... Encore aujourd'hui je l'ai admirée. Son image se reflétait en un nuage dans le ciel bleu de l'été. Des tâches de Soleil s'illuminaient en elle comme des écailles et elle nageait dans l'atmosphère avec une grâce inégalable. Elle était superbe, comme toujours.
J'ai emmené ma fille sur cette plage un nombre incalculable de fois. Quand elle était petite, elle adorait y aller. Elle s'amusait exactement comme moi à son âge. Parfois, elle était triste pour ses châteaux de sables engloutis par la mer, je lui disais la même chose que ce que me disait ma mère : « Ne t'inquiètes pas, ton château deviendra la merveilleuse cité d'Atlantide ! ».
Hélas, plus elle grandissait, moins elle semblait intéressée par cet endroit. Un jour, elle m'a même dit : « Papa, on ne pourrait pas aller ailleurs aujourd'hui ? J'en ai marre d'aller ici. Le sel ça dessèche la peau... ». C'est là que j'ai compris que, malheureusement, je n'avais pas réussi à lui transmettre le goût de l'air marin comme mon grand-père l'avait fait pour moi, et que ce n'était plus la peine d'insister.
Quand elle est devenue adulte, elle est partie loin pour faire ses études et je me suis retrouvé seul, avec les goélands. Mais à chacun de mes anniversaires, elle est venue me voir et pour me faire plaisir, elle se rendait sur cette plage avec moi, comme aujourd'hui et maintenant.
Mes yeux se perdent dans le vague alors que des constellations semblent prendre forme au-dessus de ma tête. De magnifiques portraits se dessinent sous mes yeux. Des collègues de travail, des connaissances, des amis, ma famille... Je souris à chacune de ces peintures en me remémorant mes plus beaux souvenirs avec ces personnes. Mes enseignants m'ont appris tant de choses, mes amis m'ont tant fait rire et mes cousins m'ont tant soutenu... mais la plus belle parmi ces étoiles sur ciel est ma mère. Ô comme ses yeux brillent dans l'air indigo. Ses cils ressemblent à de minuscules perles accrochées les unes aux autres. Une couronne de glaïeuls roses orne sa chevelure d'argent et son sourire m'encourage comme elle l'a toujours fait.
Le sable a refroidit sous mes pieds. J'entends les cloches résonner au loin. Mes yeux se ferment et le son de mon cœur se transforme en écume. Il est minuit et je me souviens de tout. Ma vie défile sur la bobine de pellicule dans mon esprit et je vous vois... dans la Lumière au fond du tunnel.
- Papa ?
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Minuit d'été [OS]
Short StoryUn homme en fin de vie se remémore son vécu alors qu'il est sur une plage aux côtés de sa fille à minuit. "Minuit d'été" est le texte que je propose à la 3ème édition du concours de nouvelles "Levez l'encre" 2021/2022 sur le thème de la lumière.