III - 03

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Léni rassemble ses affaires avec un air distrait, les mains affairées, l'esprit ailleurs. Elle secoue la tête quand elle s'aperçoit qu'elle s'égare plus que nécessaire du côté de Harry et d'Al – elle n'a pas besoin de penser à eux. Elle fourre dans son sac ses maillots de bain et ses vêtements, et puis son nécessaire de toilettes, ses livres, ses bracelets. Elle met tout ça au fond de son sac avec des gestes précis et méthodiques qui ne lui ressemblent pas. Elle plie ses vêtements, un par un : son pull, ses shorts, ses culottes, ses t shirts, ses trois salopettes, ses t shirts, elle plie tout ça avec application et elle les empile parfaitement dans son sac. A chaque bout de tissu, elle ne peut pas s'empêcher de se souvenir de quelque chose de ces deux derniers mois. Son pantalon, elle le plie en deux, puis en deux, puis en deux encore – Harry l'avait taquinée quand elle avait renversé du ketchup sur ce jean, on voit encore la tache mal nettoyée que la sauce a laissée. Elle avait souri et elle avait tiré la langue alors que Pete lui tendait une éponge trempée pour essayer de rattraper les dégâts. Sa salopette avec des têtes de chat, qu'elle plie en deux, puis en deux, puis en deux encore – elle était arrivée dans cette salopette, elle avait vu le regard affectueux que Harry lui avait lancé. Elle avait vu le regard amusé de Pete, et puis l'expression tendre des parents de Harry, et puis l'expression d'Al. Son coeur s'était arrêté à l'instant où elle l'avait vu, elle s'en aperçoit – son coeur s'était arrêté comme si elle avait encore peur de lui, et elle s'aperçoit soudain que la peur n'avait jamais vraiment disparu jusqu'à il y a un mois. Comment la peur aurait-elle pu disparaître, de toutes façons ? Elle avait eu peur de ce gars jusqu'au fin fond de ses os. Elle pouvait encore sentir la pointe froide du couteau qui lui avait déchiré la cuisse. Elle pouvait encore voir ses yeux si elle fermait les siens. Elle s'était demandé s'il allait la hanter jusqu'à la fin de sa vie – passée l'euphorie des trois premières semaines, elle était presque sûre de pouvoir dire que oui. Oui, Al allait être là jusqu'à la fin de sa vie, Al et ce qu'il lui avait fait allait rester là, dans un coin de son esprit, jamais complètement effacé. Ça allait disparaître, s'estomper, oui – ça avait déjà commencé à s'effacer, à s'estomper, surtout depuis qu'Al était mort. Mais les cicatrices, elles ne disparaîtraient jamais vraiment, et c'est sûrement ce qui la met la plus en colère dans cette histoire, une colère sourde, froide et souterraine, un torrent de colère glacée qui lui engloutit le coeur quand elle y pense : elle porterait les cicatrices de ce qu'il lui avait fait, elle, jusqu'à sa mort. Quand bien même elle guérirait, elle se soignerait, quand bien même elle serait suivie par les meilleurs psychiatres, elle aurait toujours ces cicatrices. C'était injuste, terriblement injuste ; c'était injuste à en vomir, à en péter un câble, à vouloir en détruire tout ce qui l'entourait. Heureusement qu'Al n'était plus là. Ça n'étanchait pas tout à fait sa soif de justice, mais c'était le mieux de ce qu'elle pouvait avoir dans le monde tel qu'il était.

Elle portait ce t shirt le soir où tout ça était arrivé. Elle le plie en deux, puis en deux, puis en deux encore – elle avait pu discuter avec les autres femmes du coin, en passant, de ce qui s'était passé. Aucune ne regrettait, absolument aucune ; au contraire, comme Léni, elles étaient même amères, pour la plupart, parce qu'elles considéraient que, certes, la mort était la meilleure punition qu'on pouvait imaginer pour ces hommes dans la situation actuelle, mais c'était loin d'être satisfaisant pour elles. Quid de ces années de thérapie qu'elles avaient dû se payer – qu'elles allaient devoir se payer, à cause d'eux ? Quid de ces cicatrices et de ces coups, quid de ces traumatismes qui ne disparaîtraient jamais vraiment ? Elles s'étaient mises à l'abri et c'était le principal, pour l'instant, mais il restait un arrière goût amer à toute cette histoire. Ils n'avaient pas assez payé, pas assez. Elles auraient dû les torturer davantage, elles auraient dû laisser court à leur imagination comme eux le faisaient quand il s'agissait de les traumatiser. Elles auraient dû faire preuve de cruauté et de méchanceté. C'était trop tard, maintenant – et si elle avait dû changer une seule chose à cette soirée, ça aurait été celle-là. Léni aurait fait souffrir Al aurait qu'il l'avait fait souffrir. Elle l'aurait dépecé, lentement, et elle aurait gravé ses propres initiales sur sa chair immonde putréfiée. Il ne méritait que ça, de toutes façons, et tous ces hommes ne méritaient que ça.

Eaux troublesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant