II.6

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Depuis que je suis chez les Chemtov, ma vie est assez étrange. Certes, apprendre à vivre avec des inconnus est toujours délicat malgré les meilleures volontés du monde, mais il faut aussi noter que j'ai développé un intérêt insoupçonné pour le jeu du UNO qui accapare toute mon attention. Ce jeu de cartes sournois m'offre la possibilité de jouer avec ma sœur, actuellement à mobilité réduite, pendant des heures.

Une après-midi, nous faisons voler les cartes pendant trois heures non-stop. Le ciel est chargé de nuages gris maussades et la pluie et le chagrin menacent de tomber à chaque instant. Alors, nous enchaînons les parties sans nous arrêter, ni même parler. Aucune de nous ne veut laisser les souvenirs funestes s'immiscer dans nos conversations ; nous restons donc silencieuses.

Bien que la distribution des cartes se fasse silencieusement, nous nous déridons toujours au moment des séries mal mélangées de bonus cruels de « +2 », de « +4 » et de « sens interdits ». Il s'abat sur nous des fous-rires incontrôlables.

Nous inondons chaque pièce de larmes de rire. Nous jouons avec nos propres règles, n'importe où et n'importe comment : sur la table dans la cuisine, dans le salon, sur les canapés ou les lits, la tête à l'endroit ou à l'envers pour pimenter le jeu, les jambes tendues ou croisées, ou bien encore dehors sur les transats et, enfin, à même le sol, ou sur des coussins.

Au bout d'un moment, Soleïane restant Soleïane, elle se lasse. Le lendemain, nous essayons le Monopoly, mais, manifestement, à deux joueurs, c'est soit interminable, soit terriblement cruel.


Un jour où ma sœur en a vraiment par-dessus la tête de jouer à la bataille, elle se met au piano. Le plâtre reposant sur le bout du banc en velours, elle entame la Lettre à Élise. Cette mélodie m'ébranle si fortement que je suis incapable de poursuivre la lecture de mon roman.

Les vibrations, pénétrantes, soulèvent des émotions inédites en moi et portant si familières. Je ferme les yeux, frappée de mélancolie. Puis, je fuis. Je me lève du canapé sur lequel j'étais affalée. Avant que le piano ne me rende tout émue, je passe les portes vitrées pour me rendre sur la terrasse.

Je suis immédiatement assaillie par le léger souffle du vent, l'odeur des fleurs... bref, la nature.

Les hirondelles, revenues depuis le printemps dans nos contrées, s'offrent un bain frais sur les bords de la piscine lorsque les humains sont à une distance respectable. Je contourne la bordure en pierres jaunes, provoquant leur envol. Celles qui passaient à cet instant rasent la surface bleutée, s'éclaboussant les unes les autres avant de reprendre brusquement de l'altitude dans un battement d'ailes précipité. Je les observe se réfugier dans leurs nids, dans la gouttière sous le toit.

Mes pas me conduisent jusqu'au fond du jardin où Suzanne s'affaire dans ce qui ressemble à un champ de mines. Ici, la terre a été complètement retournée, piétinée par de gros sabots qui ont laissé leur empreinte. Les plantations sont écrabouillées, les feuilles déchirées et mêlées les unes aux autres dans une énorme salade de saison assaisonnée de boue.

Suzanne est à genoux devant des plants qu'elle essaie de sauver. Elle les rempote tandis qu'en amont, Achille remplit pour elle des pots de toutes tailles, en terre cuite ou en plastique, avec un mélange de terre et d'engrais qu'il improvise à chaque pelletée.

— Mets des billes d'argiles au fond de ceux-ci, indique-t-elle à son mari en désignant un groupe de pots encore vides. Ah, et rempli-les de compost si tu veux bien. J'ai peur que l'engrais ne soit pas assez nourrissant pour mes camomilles... si elles survivent.

Achille s'éloigne avec sa canne et son seau, claudiquant légèrement. Suzanne s'essuie le front avec son poignet ganté.

— Ça va, Luna ? s'enquiert-elle avec un sourire.

Enfants des Astres-Livre I : Nomen OmenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant