Monopoly

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Les cinq joueurs prirent place autour de la table. H., C., S., D. et F. ouvrirent la boîte, en retirèrent le plateau, les pions et les cartes ; rangèrent soigneusement les billets, les hôtels et les maisons ; mirent les titres de propriété sur leurs présentoirs, le plateau déplié sur la table et cinq pions sur la case départ. Les billets furent distribués, les cartes « chance » et « caisse de communauté » disposées. Le jeu pouvait commencer.

H. lança les dés :

- Six, annonça-t-il, Grand Canyon, États-Unis, j'achète.

C. l'imita :

- Sept, mangrove de Bornéo, j'achète.

Puis ce fut au tour de S. :

- Onze, Amazonie, Brésil, j'achète.

D. avança son pion :

- Quatre, mer Méditerranée, neutre, j'achète.

Enfin, F. clôtura le premier tour de jeu :

- Douze, Sibérie, Russie, j'achète. Six et six, c'est un double, je rejoue, ajouta-t-il. Neuf, désert du Sahara, Afrique, j'achète.

La partie continua ainsi. Les titres de propriété se vendaient les uns après les autres, jusqu'au moment où S. s'exclama d'une voix victorieuse :

- J'ai toutes les cartes du groupe « Australie » ! J'achète six maisons !

Sa déclaration fit monter la tension autour de la table d'un cran. On se mit à s'échanger des cartes sous le manteau, on commença à distribuer des pots-de-vin. Plusieurs groupes se formèrent ainsi, et des maisons sortirent de terre aux quatre coins du plateau. Mais cela ne suffit pas à calmer la nervosité des joueurs, ni à les départager. En effet, dès que l'un d'eux semblait perdre l'avantage, un autre tombait sur une de ses propriétés, et le prix exorbitant des loyers avait tôt fait de rembourser sa dette.

Les cinq joueurs n'étaient pas des amateurs : c'étaient tous des vétérans, des joueurs rusés et aguerris, en un mot, des professionnels.

Aussi, il fallait bien qu'il y ai un gagnant.

Comme il n'y avait plus aucun espace disponible sur le plateau, ils se mirent à construire en hauteur. Des immeubles et des buildings commencèrent à s'élever, chaque joueur rivalisant d'ingéniosité pour monter plus haut que son voisin.

Mais comme cela n'arrivait toujours pas à les départager, ils innovèrent : de la course à celui qui irait le plus haut, on passa à celle de celui qui irait le plus loin. Les forêts furent rasées, les lacs asséchés, les volcans bouchés et les montagnes aplanies. L'océan, qui ne pouvait être aspiré, fut bientôt constellé de flotteurs et de sacs en plastique, qui homogénéisèrent sa surface et permirent de le transformer facilement en terrain constructible. On recouvrit le tout d'asphalte et de béton, avant de remplir ce nouvel espace de maisons, d'hôtels, d'immeubles et de grattes-ciel.

Sauf que cela, comme le reste d'ailleurs, ne résolvait toujours pas leur problème. Certes, les joueurs s'étaient considérablement enrichis, mais demeuraient tout de même à égalité.

Alors, à court de solutions, ils entrèrent dans une colère noire. D'un revers rageur du bras, F. envoya valdinguer tours et pavillons ; C. lança un coup de poing si puissant sur la table que le plateau se fissura sur toute sa longueur ; le hurlement de colère que poussa H. détruisit ce que F. n'avait pas encore rasé ; et S. écrasa l'immense plaque de plastique et de béton qui recouvrait l'océan du plat de la main, causant un tsunami dévastateur. D., quant à lui, possédait un tempérament plus calme. Ses doigts retirèrent un à un, méthodiquement, les bouchons placés au sommet des volcans ; et dans un lent grondement, la lave se libéra de sa prison de roche et déferla sur le monde.

Les cinq joueurs contemplèrent, atterrés, le plateau de jeu dévasté. Ensemble, ils poussèrent un long soupir d'ennui. Mais Hasard, Chance, Sort, Destin et Fortune se détournèrent bientôt, partirent chercher une autre boîte, et commencèrent une nouvelle partie de Monopoly.

Echappée fantastiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant