Ecole de Bradesh, Nord de l'Inde, 2000
– Je ne veux plus te voir ici sale Valmiki, tu m'entends ? Tu n'es qu'une moins que rien... Tu me fais perdre mon temps.
Siddhi avait du mal à y croire. Les yeux du maître, il y a quelques minutes encore, si bienveillants, étaient maintenant remplis de mépris. Elle ne comprenait pas ce qu'elle avait pu faire de mal.
– Je t'ai dit que je ne veux pas de toi ici.... Tu ne comprends pas ? Dépêche-toi de sortir de ma classe. Je ne peux pas travailler si tu restes là.
Siddhi, encore sous le choc, se lève sans tarder. Elle se fraye un chemin parmi la quarantaine d'écoliers assis à même le sol, jusqu'à la sortie.
Slita et Aruna semblent vraiment peinées pour leur amie. Les trois fillettes avaient fait connaissance le matin même. Toutes trois très intimidées à l'idée de ce premier jour, un sourire échangé entre elles avait suffi pour qu'elles se mettent à discuter et rigoler ensemble. Elles avaient déjà commencé à s'imaginer cette superbe année qu'elles passeraient : les idées de jeux à tester à la récréation, les leçons à apprendre par cœur et les professeurs qui étaient apparemment très sévères.
Elles ne s'étaient jamais vues au village, leurs familles n'habitant pas du tout au même endroit. Mais elles ne s'étaient pas posées plus de questions. L'idée des castes ne leur était même pas venue en tête. Et pourtant, là, tout de suite, cette simple question créait un fossé entre elles : Slita et Aruna pourraient rester à l'école et continuer à apprendre. Et elle, Siddhi, était obligée de partir.
Un silence glacial accompagne les pas de Siddhi. Aucun élève n'ose bouger. Vu la tête que font certains, elle voit bien qu'ils ont du mal à comprendre la situation. Certains enfants affichent sur leur visage un air moqueur en articulant ce mot : Valmiki. Un garçon lui fait même un croche-patte quand elle passe devant lui. Elle se retient de tomber de justesse et lance un regard noir au coupable qui n'est pas peu fier de sa blague. Siddhi est sûre que le maître l'a vu. Pourtant, il ne dit rien. De toute façon, pourquoi prendrait-il sa défense ?
Elle sort de la salle, le cœur gros. Les larmes montent mais elle essaie de les contenir. Elle ne veut pas pleurer... pas ici. Elle se retrouve dans la cour de l'école, toute seule. Tout le monde est en classe...sauf elle. Dans l'air, la bonne odeur de dhal, une sauce aux lentilles épicées, certainement pour le repas du midi préparé par la cuisinière. Ça non plus, elle n'y aura pas le droit ....
Un dernier regard vers la petite école en brique rouge et elle s'éloigne à regret. L'école est un peu éloignée du village. Vingt bonnes minutes de marche sur un petit chemin de terre dans la campagne l'attendent avant d'arriver chez elle. A cette heure-ci, il n'y a personne. Les agriculteurs qui peuvent passer par là sont déjà aux champs avec leurs animaux. Personne donc pour la déranger ou la voir pleurer. Les larmes coulent le long de ses joues.
Elle se revoit le matin même faire le chemin inverse en direction de l'école. C'est la première fois qu'elle le faisait toute seule. Elle avait eu peur de se perdre, mais elle avait rencontré tout un groupe d'enfants qui se rendait à l'école. Elle n'avait reconnu aucun des enfants de son quartier mais il n'y avait aucun doute : ils allaient tous au même endroit. Elle s'est vite mêlée au groupe, essayant de ne pas attirer l'attention.
Le groupe était très hétérogène. Des petits, des plus grands, chahutant, rigolant, criant. Les plus grands tenaient la main des petits. Une grande sœur consolait son frère qui pleurait, un autre essayait d'enlever la poussière de ses vêtements. Plusieurs courraient après un chien errant. D'autres se vantaient de pouvoir compter jusqu'à l'infini. C'est parmi ce joyeux groupe que Siddhi avait fait la connaissance de Slita et Aruna.
Elle était tellement contente d'aller à l'école. En plus, c'était la première de sa famille à y aller. Ses parents avaient dû travailler très jeunes et ils voulaient un autre avenir pour elle. C'est d'ailleurs pour ça, comme lui disait sa maman qu'elle avait choisi son prénom « Siddhi ». En sanskrit, cela signifie « perfection », ou encore « succès ». C'est ce qu'elle se disait ce matin. Elle allait réussir, apprendre beaucoup de choses et avoir de bonnes notes. Elle voulait pouvoir compter jusqu'à 1000, déchiffrer les panneaux, être capable de lire par elle-même et découvrir le monde qui entourait son village. Et quand elle serait plus grande, elle pourrait quitter Bradesh et trouver un travail pour aider ses parents. Elle serait médecin, maîtresse ou bien les deux. Elle voulait tout faire pour fuir leur condition actuelle.
Elle était toute excitée en entrant en classe. Le maître leur avait souhaité la bienvenue et récité un poème de bienvenue. Il avait l'air moins sévère que ce qu'en disaient les plus grands, avait pensé Siddhi. Il avait fait asseoir tous les élèves par rangées et leur avait demandé de se présenter, à tour de rôle en donnant leur prénom et leur nom. Certains enfants étaient tout intimidés à l'idée de parler devant tout le monde mais le maître les avait rassurés. Quand ce fut le tour de Siddhi, elle s'était levée toute confiante et s'était présentée. C'est là qu'elle avait vu pour la première fois de la matinée le maître sourciller.
– Siddhi, pouvez-vous répéter s'il vous plaît ? A quelle caste appartenez-vous ?
La fillette, ne voyant pas trop où il voulait en venir, avait répondu :
– Je suis Valmiki, Maitre.
C'est là que l'instituteur avait proféré les mots qui faisaient souffrir Siddhi en ce moment.
En y repensant, elle continue à pleurer amèrement. Ses rêves du matin lui paraissent déjà tellement loin. Jamais elle ne pourrait être une petite fille normale, jamais elle ne pourrait aller à l'école et apprendre à lire. Jamais elle ne pourrait faire d'études.... Parce qu'elle n'était pas née dans la bonne caste, elle était rejetée et exclue. Elle savait qu'au village, on traitait différemment les personnes de sa caste. Mais elle avait toujours pensé qu'à l'école, ce serait différent... qu'elle aurait le droit elle aussi d'être différente, qu'elle aurait pu être autre chose qu'une Valmiki, autre chose qu'une Dalit.
VOUS LISEZ
J'ai des projets pour toi
Short StoryQuel avenir pour Siddhi, jeune Dalit, au-delà des sanitaires devenus son quotidien ? Elle va découvrir que la vie réserve bien des surprises.