Il est un ton spécifique à certaines revues héritées du pulp – bien que le papier lui-même ait beaucoup changé –, avec leurs couvertures criardes et un peu puériles, leurs intitulés obliques et bigarrés comme des appels publicitaires, conservant les codes admirés d'une époque révolue, entretenant la nostalgie d'un entre-soi d'adolescent, lorsqu'elles s'attèlent à la culture populaire. On y trouve, comme dans Bifrost, « la revue des mondes imaginaires », revue consacrée plus particulièrement au genre de la science-fiction, un mélange de légèreté critique horripilamment familière et d'expertise extrêmement pointue, par exemple quand un rédacteur mentionne en un lexique complaisamment nonchalant et « sympathique » des références érudites, confidentielles et devenues indisponibles.
Bifrost, c'est un peu Albert Einstein qui vous tire la langue. Seulement, un lecteur qu'on respecte ne sent pas forcément le besoin qu'on lui exprime combien la physique quantique ou la science-fiction, c'est cool et branché, ou épatant, ou fandard, avec le costume démesurément mal ajusté caractéristique des conventions de fans de jeux vidéo et de séries télévisés. Je n'aime pas cette racole familière. On dirait de ces amateurs immatures et spécialisés qui ne savent pas s'habiller ni se comporter. Je préfère, moi, que la vulgarisation, si elle est nécessaire, émane de quelque intelligence supérieure qui se met à portée de l'individu perspicace, sans présumer qu'il doit s'adresser à nous comme si l'on avait quatorze ans.
La revue est séparée principalement en un court recueil de nouvelles, plus un carnet de critiques de livres de parution récente, plus un dossier présentant un auteur estimé remarquable pour son apport au genre de la science-fiction.
Parmi les quatre nouvelles ici proposées, trois sont américaines, une seule française : or, je trouve a prioridommage qu'une revue française soit incapable de présenter en priorité des récits nationaux, ce qui inviterait à découvrir de belles plumes patriotes et à opérer une véritable recherche littéraire sur son territoire plutôt que de se contenter de republier des récits déjà passés d'assez grandes gloires étrangères ; mais comme les américaines sont de loin les meilleures, il n'y a peut-être pas lieu d'inciter le directeur de Bifrost à publier des textes de qualité médiocre s'il faut que les français soient tels. C'est qu'en l'occurrence les trois nouvelles américaines ont au moins l'avantage élémentaire de raconter une histoire et de tenter de présenter une chute, ce que Laurent Genefort n'a même pas tenté de faire, accumulant des situations sur un thème sous la forme de faits divers, linéaments d'une idée unique sans beaucoup de style et sans net effort de construction.
Je déteste qu'un auteur propose à des revues des travaux incomplets, spécialement s'il est déjà connu – ce qui semble être le cas : le Genefort n'étant pas daté, je présume qu'il est inédit. Je déteste aussi que les directeurs se laissent prendre à cette notoriété en y perdant leur sens critique. J'y vois un double mépris : on dirait d'une part que l'écrivain recycle ses « fonds de tiroir », proposant des récits manifestement manqués ou anecdotiques qu'il n'a pas su placer chez les éditeurs, d'autre part que les directeurs ont abaissé leurs exigences jusqu'à publier des textes frelatés issus de célébrités vendeuses tandis qu'il y a peut-être tant de talents nouveaux à lancer et à promouvoir dont les textes attendent et s'amassent en piles sur le bureau du secrétaire (je viens de proposer une de mes nouvelles à la revue, on verra bien – oui, mais pourquoi donc ai-je cette habitude de commencer par avoir l'air d'invectiver ceux que je sollicite ?)
Les récits américains sont d'une cinématographique assez typique, c'est-à-dire que leur technique de représentation est irréprochable mais que, comme souvent, leur profondeur laisse à désirer. Ils captivent avec force, ouvrent des suspenses plaisants et faciles à lire, maîtrisent les enchaînements de scènes et incitent efficacement le lecteur à poursuivre, mais ils tolèrent mal l'esprit critique, l'esprit de distance, l'esprit d'art : ce ne sont que des divertissements. Le récit d'Eric Brown de 2013 (mais pourquoi republier un Brown ?) met en scène un Sherlock Holmes se penchant sur l'assassinat d'un Martien, néanmoins c'est de toute évidence que son enquête est sans envergure, ses indices piètres, sa résolution sans originalité, et l'intrigue pensée en un quart d'heure, très loin en tous cas des pertinences curieuses et distinguées de Doyle auquel la médiocrité conceptuelle de Brown ne rend pas du tout hommage. J'avais déjà remarqué ce problème récurrent chez la grande majorité des auteurs ayant publié en quantité en magazines, y compris dans les années où le pulp était à la mode, comme ce fut particulièrement le cas dans les genres de l'imaginaire : leurs écrits sont très inégaux, parfois même honteux d'indigence et nettement alimentaires, hâtifs et négligés, proposés même selon l'ordre de notoriété des revues à mesure qu'ils ont été refusés ; ce sont des « tant bien que mal » abandonnés aux lecteurs en attendant le temps d'un travail consciencieux et d'une inspiration vraie. C'est incontestablement que ce Brown est insuffisant, sauf à être habitué à cette sorte de distractions évanecsentes : le déroulement est sans effet, le dénouement sans surprise, le personnage sans finesse ; on dirait... on dirait typiquement un Holmes finement britannique interprété par un Américain grossier qui aurait été incapable de concevoir et d'analyser ce qu'il y a de particulièrement subtil dans une intrigue de Doyle.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.