J'ai encore fui.
Comme si ça arrangeait la situation.
Fuir, c'est seulement retarder l'inéluctable. Prendre le risque que le problème revienne en boomerang pour frapper dix fois plus fort.
J'aurais mieux fait de rester enfermée dans ma chambre, à fixer ma peau virer au violet au fil de la nuit. À force, je connais toutes les nuances de couleurs qui suivent le premier coup et leur ordre d'apparition. C'est toujours le même rituel : une fois sa crise passée, s'assurer que personne n'a entendu les claquements secs et répétitifs, ranger l'objet, me détruire du regard parce que je suis encore la cause de sa colère et quitter la pièce. Je peux alors appliquer de la glace pour soulager la douleur, avec l'espoir que ce soit la dernière fois. Mais c'est comme demander à la Terre d'arrêter de graviter autour du Soleil.
Impossible et inconcevable.
Demain matin, j'enfilerai un sweat-shirt à manches longues même si les journées de juin sont de plus en plus chaudes et je descendrai dans la cuisine. Je les saluerai en prétendant que ces énormes bleus sur mon corps n'existent pas.
Ce ne sera qu'un jour de plus à faire comme si tout allait bien.
Les mains enfoncées dans les manches de mon pyjama, je traîne mes Converse vertes sur le gravier poudreux du square. Il n'est qu'à un pâté de maisons. Je ne devrais pas m'y aventurer à cette heure-ci, au risque de croiser des camés qui se piquent sur les balançoires, entourés de packs de bières bon marché. Mais je n'entends rien en m'approchant des buissons. Le petit portail est resté entrouvert et ne cesse de claquer à cause du vent. Il y a toujours un lampadaire pour éclairer l'aire de jeu de fortune, deux balançoires et un tourniquet rouillé. Malgré son grincement strident, les enfants l'adorent.
Je m'assois sur la balançoire, laissant le vent me porter. J'ai trop mal aux jambes pour prendre de l'élan. Une image de maman en train de me pousser me revient à l'esprit. J'ai encore la sensation de voltiger dans les airs, pendant que nos éclats de rire résonnent.
Mon estomac se serre.
C'était il y a longtemps.
Je raffermis ma prise sur les chaînettes, les pieds au ras du sol. Un long soupir m'échappe quand je pense à la journée de cours qui m'attend demain. Je n'ai jamais particulièrement apprécié le lycée, mais ces derniers temps mon ennui s'est transformé en aversion.
— Tu ne devrais pas rester ici la nuit.
Dans mon dos, une voix à l'accent américain vient de percer le calme environnant.
Je tourne la tête dans sa direction et j'inspire brutalement. Éclairée par le lampadaire, la silhouette se tient derrière moi, les mains fourrées dans ses poches.
— Je veux dire, je ne laisserais pas ma sœur traîner dans un square pourri à 3 heures du matin.
Il se rapproche. Ses traits ciselés par la nuit, sous la capuche de son sweat-shirt noir, rendent l'identification difficile. Je cligne des paupières en tentant d'évaluer le danger, tout en restant figée sur le siège en caoutchouc.
Dans un crissement, il s'assoit sur la balançoire à côté de la mienne. Je m'attends à ce qu'il plaque une main sur ma bouche afin de me réduire au silence pour me violer dans la pénombre du parc. Le souffle coupé par cette image affreuse, j'agrippe les lanières de la balançoire jusqu'à me faire mal.
Mais rien.
Il sort simplement une cigarette de sa poche et la coince entre ses lèvres. J'observe avec effroi la flamme du briquet qui s'approche de cette bouche bien tracée, avant que la fumée qu'il aspire en tordant légèrement les lèvres s'estompe dans l'obscurité.
— T'attends ton mec ou ton dealer ? demande-t-il, tournant son visage vers moi.
La noirceur de la nuit se confond avec ses yeux. Il est plus âgé que moi. Et à ce que je vois, objectivement bien plus beau que la majorité des gens.
— J'attends de me réveiller.
Il pince la cigarette entre ses doigts, hausse un sourcil, l'air curieux.
— De te réveiller ?
Puis, toujours sur le même ton insouciant :
— Ah, je comprends mieux. Tu fais du somnambulisme.
Un maigre sourire étire mes lèvres, mais je le ravale aussitôt en me souvenant que je m'adresse à un inconnu. Même s'il ne semble pas avoir de mauvaises intentions, je dois rester sur mes gardes.
J'ai appris il y a longtemps que les apparences étaient trompeuses.
— Tu devrais partir avant de tomber sur les mauvaises personnes, m'avertit-il en désignant du menton les bouteilles d'alcool qui jonchent le sol.
Le parc a déjà reçu de la visite. Demain matin, des parents désespérés jetteront les preuves dans la benne à ordures au bout de la rue, pour éviter qu'un enfant ne se blesse avec des éclats de verre.
— Peut-être que je les ai déjà rencontrées.
Chez moi.
Ce qui est dangereux se trouve chez moi.
— T'as juste l'air d'une merdeuse qui fait le mur pour faire chier ses parents. Ou qui attend un mec pour baiser sur la banquette arrière de sa Polo. Je pencherais plutôt pour la première option. T'es encore en pyjama.
— Je ne suis pas..., tenté-je de me défendre.
Mais il écrase le mégot sous la semelle de sa chaussure en ne m'écoutant déjà plus et se lève. Après avoir rougeoyé pendant encore une seconde, la cigarette à peine consumée meurt sur le gravier. Je remarque qu'il est beaucoup plus grand que ce que je pensais.
— La prochaine fois, ne traîne pas dehors à cette heure-ci.
Ce ton péremptoire m'intrigue autant qu'il m'agace.
— Eh, je lui demande. Est-ce que c'est toi le dealer ?
Ses lèvres s'étirent en un sourire narquois.
— Pire que ça.
Pire que ça...
— C'est quoi ton nom ? m'interroge-t-il à son tour.
Il se tient maintenant face à ma balançoire, et j'ai l'impression que ses yeux pourraient m'engloutir.
— Tu n'as pas besoin de le savoir.
— Ouais, je crois que t'as raison.
Il m'adresse un dernier regard moqueur et disparaît par l'autre portail de l'aire de jeu.
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TROUBLEMAKER | 1 & 2 [Sous contrat d'édition chez BMR]
RomansaPatienter. C'est le quotidien étouffant de June. Elle n'a plus qu'un an à passer dans son prestigieux lycée privé, un an à affronter le harcèlement constant des autres élèves. Un an à survivre dans une maison où elle n'a pas sa place, et où la viole...