Chapitre 1

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1.Grace

Falcon Creek...

Ce retour dans la ville de mon enfance a une saveur amère. Quand je suis partie, il y a six ans, je ne comptais pas y remettre un jour les pieds. J'ai fait mes adieux sans ciller, le cœur étreint d'une impatience au goût saumâtre. Après des années à assumer bien trop de responsabilités, j'étais enfin libre ! Douloureusement libre...

Un rire rauque et ironique s'échappe de mes lèvres desséchées. Retour à la case départ, ma chérie, avec en prime une jambe en morceaux ! Ouais, y'a pas à dire, j'ai tout gagné dans mon combat pour l'indépendance.

— Vous êtes sûre que c'est ici ? me demande mon chauffeur de taxi d'une voix précautionneuse.

— Oui, c'est la bonne adresse, dis-je en me contraignant à regarder la façade que je me suis efforcé d'ignorer, tandis que nous franchissions le portail.

Mes lèvres se pincent face à l'assaut de souvenirs qui remontent immédiatement à la surface. Mabron Hall a jadis eu le prestige d'un manoir, mais il ne reste, aujourd'hui, qu'une carcasse vide et abandonnée. Étonnamment, je m'attendais à plus de dégâts, mais quelqu'un s'est chargé de protéger les fenêtres du rez-de-chaussée avec de solides volets en bois. Les vitres de l'étage ont été moins chanceuses : exposées aux années et aux tempêtes, certaines offrent le spectacle navrant de gueules cassées.

Les murs ont heureusement été construits pour tenir des siècles, mais le lierre épais enraciné à sa surface s'est propagé jusqu'à la toiture. Résultat : des tuiles gisent, éparses, sur le sol. Le perron est finalement une synthèse assez juste de l'ensemble : encombré de détritus et de feuilles, il exhibe ses marches fendues et ses colonnes fêlées sans se soucier du temps qui s'écoule.

Cassé et abîmé... comme moi !

Je m'extirpe de la voiture en veillant à basculer ma jambe appareillée avec précaution. Ma canne arrive en renfort lorsque je me hisse sur mes pieds. Enfin mon pied, puisque le second se compose d'une prothèse en carbone. Mes muscles se mettent à trembler, comme à chaque fois que je les sollicite sans égard. Je n'ai pas terminé ma rééducation, mais c'était me tirer de l'hôpital militaire fissa ou sombrer dans la dépression. Comme si mon syndrome de stress post-traumatique ne suffisait pas...

— Je vous monte la valise sur le palier ? me propose mon chauffeur, l'air intrigué.

— Oui, merci, grommelé-je, les dents crispées de cette rage qui ne m'a pas quitté depuis l'embuscade rebelle au milieu des montagnes afghanes.

Je me force à laisser ces souvenirs à la périphérie de ma conscience. Ils peuplent déjà suffisamment mes nuits pour que je ne leur accorde pas plus de place. Ma jambe à elle seule est un témoin bien trop présent. Et bien trop lourd, puisque ça m'a coûté mon poste au sein de l'armée des États-Unis.

Handicapée, voilà ce que je suis aujourd'hui. Un corps écorché à vif et une âme meurtrie... Bravo pour l'héroïne de guerre médaillée, hein ! À la simple pensée de la breloque cachée au fond de ma valise, je me raidis. Je ne méritais pas cette récompense, pas alors que mes camarades ont perdu la vie dans ce maudit guet-apens où je suis sensée m'être illustrée. La bonne blague !

— Voilà, m'annonce mon chauffeur en me tirant de mes réflexions intérieures.

— Merci.

Un profond soulagement m'envahit lorsque la voiture s'éloigne. Depuis mon retour d'Afghanistan, je vis entourée. De médecins, d'infirmières, de collègues, d'amis... Je n'en pouvais plus. Ne supportais plus leur commisération et leurs sourires forcés. Quant à leurs encouragements pleins d'indulgence...

Beyond the rulesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant