5. Mon père

182 13 2
                                    

    

La bonne odeur des plats mijotés par mon père me mit l'eau à la bouche dès que je franchis la porte de chez lui le lendemain. Je n'avais pas très bien dormi et la sensation d'avoir fait des rêves étranges sans toutefois pouvoir m'en souvenir ne cessait de me poursuivre. Je me sentais d'ailleurs atrocement fatiguée, mais n'avais pas voulu décommander pour autant.

- Je suis là, papa !

J'entendis du raffut provenant de la cuisine et me dépêchai de mettre ma veste sur le portemanteau déjà bien encombré. Le rangement n'avait jamais été le fort de mon père, mais maintenant que je ne vivais plus ici, cela ne me posait plus vraiment de problèmes.

- Je suis là ma chérie, viens me rejoindre, me cria-t-il depuis le fond du couloir.

Cuisiner était une véritable passion pour lui et il pouvait passer des heures à faire mijoter des plats. Je m'empressai d'aller le voir et le trouvai sans grande surprise affairé à découper des légumes. Claquant un baiser sur sa joue au passage, j'allai m'asseoir à table de manière à pouvoir continuer de le regarder.

-Tu sais quoi ? dit-il après être venu lui aussi m'embrasser. Je me suis inscrit à des cours de cuisine !

- Ah bon !

- Oui. Une fois par semaine, un cuisinier fera une démonstration de plat devant une vingtaine de personnes qui devront ensuite essayer de faire la même chose.

Il disait cela d'un ton tellement enjoué que je me mis à rire.

- Mais arrête de te marrer, c'est du sérieux ! dit-il en me regardant par-dessus son épaule. Tu rigoleras sans doute moins quand mes plats te feront fondre de plaisir !

- Tu sais bien que c'est déjà le cas ! Mais c'est une excellente idée papa. Je suis bien contente que tu te décides à occuper tes soirées.

Avec un peu de chance, il allait se faire de nouveaux amis à ce cours et cela lui ferait une activité qui le sortirait un peu de sa routine. Il allait bientôt fêter ses quarante-huit ans et était plutôt grand et athlétique pour son âge. Ses tempes légèrement grisonnantes depuis quelque temps lui conféraient un charme certain. J'étais persuadée qu'il devait plaire aux femmes ! Je me rendais compte que durant toutes ces années il n'avait jamais laissé paraître d'indices au sujet d'une éventuelle rencontre. Je n'étais pas suffisamment naïve pour croire qu'il n'avait jamais fréquenté personne, mais en tous les cas il ne m'en avait jamais parlé. Je n'aurais pas été contre le fait que mon père refasse sa vie. J'aurais même trouvé cela plutôt normal au bout de toutes ces années! D'autant plus que c'était un homme vraiment gentil et qu'il méritait mieux que la vie solitaire dans laquelle il s'était enfermé. J'étais d'avis qu'il n'avait probablement jamais su comment aborder cela avec moi et que, par pudeur, j'avais bien évidemment évité le sujet moi aussi.

Pour ma part, je n'avais jamais ramené de petit ami à la maison. Aucune relation n'avait été suffisamment digne d'intérêt pour qu'elle vaille la peine de franchir ce cap. Mes rares histoires de cœur n'avaient jamais été très sérieuses de toute manière. J'étais donc toujours restée discrète à ce propos. Lorsque mon père avait des doutes parce que je sortais plus souvent qu'à l'ordinaire et qu'il insistait pour savoir, je lâchais quelques informations sans intérêt afin qu'il cesse de me questionner. Par la suite, au détour d'une conversation je lui signifiais simplement que c'était terminé et les choses en restaient là.

Ma dernière "histoire" datait de peu de temps. Le garçon avec qui j'étais sortie étudiait dans la même université que moi. Bizarrement, mon côté asocial n'empêchait pas les garçons d'être attirés, probablement à cause de mon physique. Mais c'était bien malgré moi, car je ne cherchai jamais le contact ! L'ayant trouvé plutôt charmant et gentil, j'avais accepté de sortir à plusieurs reprises avec lui. Mais j'avais rapidement mis un terme à cette relation sans savoir ce que je lui reprochais vraiment, comme pour toutes les autres...

Le dîner fut délicieux comme toujours. Mon père prenait plaisir à mettre les petits plats dans les grands le dimanche et nous mangeâmes donc dans la salle à manger plutôt que la cuisine. L'endroit lumineux et convivial était composé d'une imposante table en verre et de plusieurs meubles massifs qui finissaient de rendre le lieu accueillant. Nous discutâmes essentiellement de mes cours durant le repas. En réalité, c'était en grande partie à cause de lui que j'avais entamé mes études de droit. Je m'étais laissé convaincre de me lancer dans cette voie même si au départ, j'avais hésité entre plusieurs autres choix. Finalement comme aucune ne m'avait attiré plus qu'une autre, par indifférence, j'avais pris l'option qui plaisait le plus à mon père. Ma facilité d'apprentissage avait comblé mon absence de motivation et j'étais passée en deuxième année sans grandes difficultés.

Après le repas, nous passâmes le début d'après-midi confortablement installés dans un canapé, devant la télévision. Et plus tard, je pris congé afin de rentrer chez moi. Sur le chemin du retour, malgré moi, j'eus l'irrésistible besoin de faire un détour. Sans comprendre ce qui me poussait à faire ça, je me retrouvai à l'endroit où j'avais vu... ou cru voir, l'inconnu de la veille. Je savais pourtant pertinemment qu'il n'y avait pas la moindre chance de l'y croiser à nouveau. Mais je n'avais pas pu faire autrement au même titre que d'y songer un nombre incalculable de fois depuis. La manière insistante dont il m'avait regardé... son attitude étrange comme si, bien que je savais que ce n'était pas le cas, il me connaissait ne cessait de me poursuivre.

Bien entendu, une fois sur place je m'aperçus rapidement qu'il n'y avait personne et m'en voulus d'avoir cédé à cette envie stupide. Pourquoi m'avait-il fait cet effet alors qu'aucun autre jusque-là n'y était parvenu ? Tout en pestant intérieurement contre moi sur le trajet du retour, je tentai tout de même de trouver une explication logique au comportement de cet homme. Il avait sans doute dû me confondre avec quelqu'un, ou peut-être qu'il s'était retrouvé perdu et avait simplement été surpris en me voyant...tous ces arguments me semblaient plausibles, bien que je n'y crus pas une seule seconde.


Tout a changé ce jour là!Où les histoires vivent. Découvrez maintenant