Chapitre 14 ~ Sa vie en mon pouvoir

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Je passe la nuit étendu sur ce qui me sert de matelas, le regard errant d'étoile en étoile, aussi hébété que ce jour, il y a près de deux ans, où Léonie m'a confié qu'elle avait tué un homme. Ce jour où j'ai fui. Où j'ai essayé de ne plus penser, de perdre ses mots dans le ciel.

Je voudrais tant y oublier les lettres de ce nom. Je voudrais qu'elles se fondent dans la nuit. Alors je fixe les étoiles, et je feins de ne pas voir que mes larmes les brouillent.

Ce nom, inscrit avec une telle application... Comment a-t-elle pu ? Comment a-t-elle pu former les lettres, l'une après l'autre, avec soin, comme si c'était n'importe quel nom ? L'horreur aurait dû faire trembler sa main, les larmes couler sur la feuille. L'humaine aurait dû se révolter au fond d'elle-même, essayer de refaire surface... Comment a-t-elle pu ? Moi, je ne pourrais pas.

Je ne bouge pas. Je sens sa présence à côté de moi. Écrasante. Absolue. Elle est mon tout. Je me contente de regarder le ciel et de ressasser mes questions.

L'aube me trouve grelottant, les yeux toujours ouverts, un million de questions et d'angoisses s'entrechoquant sous mon crâne. Je me lève et m'étire pour détendre mes muscles ankylosés. Léonie se tourne et se retourne sur son matelas. La sueur colle ses cheveux bruns sur son front et ses joues et des plaintes franchissent sans cesse le seuil de ses lèvres. Elle lutte même au cœur de son sommeil...

Je devrais compatir. Je devrais la trouver vulnérable, comme avant. Mais le nom danse devant mes yeux et se superpose à la vision de ma sœur endormie. Et à la lumière de ses lettres je ne vois plus qu'une meurtrière.

La Liste est rangée sous son matelas. Je pourrais réussir à l'attraper sans éveiller Léonie et à effacer ce qu'elle y a écrit. Mais cela ne servirait à rien. Ce n'est pas comme si elle allait l'oublier... La violence des pourquoi me submerge à nouveau. Leurs victimes sont des assassins, des personnes malsaines. Que fait ce nom parmi elles ?

Une pensée me fige. Surprenante, inhabituelle, pourtant c'est comme si elle avait toujours été là. Il y a autre chose sous le matelas de Léonie. Quelque chose qui pourrait l'empêcher de continuer, définitivement. Quelque chose au manche noir et à la lame tranchante.

Je ne sais pas ce qui me prend. La fascination, peut-être. Ou la conscience de mon impuissance ? Je m'avance à pas feutrés vers le matelas, m'accroupis, glisse avec précaution une main en-dessous et tire le couteau vers moi. Elle gémit un peu plus fort, sans se réveiller. Mes doigts se referment sur le manche. Moites. Tremblants. Je ne sais pas ce qui m'arrive.

Je lève le couteau. La lame capture la pâle lueur de l'aube. Je l'approche de ma gorge, doucement. Le métal froid se pose contre ma chair. Une simple pression et tout serait fini. Je n'ai jamais été aussi conscient du sang qui circule dans ma gorge. De toute la vie qu'il y a dans mon corps. Une simple pression... Il n'y aurait plus de sang, plus de noms, plus de larmes et de fausses promesses. Une simple pression... Et ma terreur cèderait place au sommeil éternel.

Je revois le petit Théo, serrant dans sa main celle de sa mère. Je me souviens de l'angoisse qui a comprimé son cœur quand il a compris. L'impression de chuter dans un puits sans fond, marionnette sans défense asservie aux décisions du hasard. Je revois le petit Théo et c'est trop, ça me fait trop mal, j'écarte le couteau de ma gorge.

Un élan irrésistible attire le fil de la lame vers Léonie. La pointe du couteau effleure ses bras, ses joues, ses lèvres. Elle gémit, prise dans sa lutte intérieure. Sa vulnérabilité me surprend. Jamais je n'aurais imaginé que je puisse tenir sa vie entre mes mains. Je pourrais la tuer. Je pourrais faire ce que je veux d'elle.

Elle le voulait, non ? Elle voulait que je la tue. Plutôt mourir, avais-je pensé. Quelle ironie...

La lame se pose sur la gorge nue de la lionne. Il suffirait d'appuyer... Elle frémit, et je ne sais pas si c'est à cause de la morsure glaciale du métal ou des cauchemars qui la tourmentent encore. Désormais, aucun gémissement ne franchit ses lèvres. Son corps tremble et s'étire, mais elle demeure silencieuse, comme si à travers le sommeil, elle sentait la fragilité du fil auquel tient désormais sa vie. Il suffirait d'appuyer.

Les larmes de la lionneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant