L'île des morts

Nous sommes humains, trop humains.

                                               Chapitre 1 : " Nous sommes tous morts"

" Donc ... Tu ne reviendras jamais ? " S'attristait un homme élancé aux cheveux bruns soyeusement coiffés en mèche. Il contemplait inlassablement une modeste sépulture en marbre, parsemée depuis peu par diverses gerbes de fleurs, diverses estampes d'amour placées ça et là, car "les aléas ne nous attendent pas" disait Alice Jourdain, comme son épitaphe l'indiquait. Le grand homme aux cheveux bruns examinait sans détour du regard la moindre imperfection du marbre gris qui composait la tombe. Il y transposait sa colère, sa haine de la mort. " Comment une pierre si vile et imparfaite peut-elle me cacher à jamais le visage de ma tendre Alice ?" disait l'homme affligé, d'un ton élégiaque. Il ne pouvait se résoudre a abandonner l'herbe du cimetière de Saint-Maurice de la Rochelle pour rejoindre les routes pavées de la ville. Le nom de feu son épouse captivait même la plus fugace de ses attentions inconscientes, de celles qui procurent un moment de recueillement à notre organe cérébral, qui paralyse notre regard quelques brefs instants. A sa main droite, collée à son manteau Chesterfield modèle 1891, il tenait une rose d'un écarlate rouge, qui contrastait avec le cadavérique bleu de son visage déconfit. Il vient sobrement déposer, avec toute la douceur du monde, ce présent végétal dans un des derniers espaces vacants de la sépulture, avant d'enfin avoir le courage d'y tourner le dos. Les arbres du cimetière étaient haletés par le vent, une souffle à même de lever des vagues salées, venant de tout océan, ou de toutes joues, comme un Egée frémissant agissant sans parcimonie, sans harmonie, couchant de son acrimonie tout cyprès résistant, imposant son hégémonie. Ce vent impérial, boréal, torturait les 5 cyprès qui entouraient la tombe d'Alice. Mais une rose, écarlate, arrivait à se frayer un chemin vers les cieux. La rose déposée par le grand homme brun, s'élevait dans le ciel en le regardant franchir, tout penaud, la porte du cimetière. Cette rose volante portait un sobre ruban blanc, avec, écrit dessus, un message manuscrit qui avec la force du vent se retrouva détaché de sa fleur. On pouvait y lire, virevoltant dans le ciel : " Pour ma sublime femme partie bien trop tôt, une modeste rose de souvenance à la hauteur de ton amour. Ton mari même au travers de la mort, Arnold Bellangelus."

Arnold, forçant un visage impassible, marchait dans les rues de sa ville. Il était 17h passées, le Soleil commençait à peu à peu laisser la place au soleil des statues. Il trouva rapidement un banc sur lequel s'installer, espérant trouver quelque compagnie sur les gris pavés de la Rochelle. Le vent avait laissé place à une légère averse qui avait le mérite de camoufler les larmes d'Arnold, mais pas son visage détruit. Les yeux écarquillés d'une insondable affliction, il imaginait, naïvement, Alice le rejoindre, sur ce banc en bois clair. Il la voyait partout, derrière les voitures, les bâtiments, en contrebas d'un escalier, le saluant chaleureusement comme à son habitude. Le serein ne lui apportait aucune plénitude, aucune caresse. Alors qu'il se perdait dans ses remembrances, un homme grisonnant à la moustache en guidon vint s'asseoir à côté d'Arnold. D'un sourire chaleureux, il toisait le visage grave de ce dernier, admirant au passage sa moustache anglaise parfaitement rasée. Le vieil homme commença alors une conversation :

" - Dites, mon cher, la griseur du ciel semble se refléter sur votre visage. Je l'ai vu malgré la bise. Souhaitez-vous vous confier ?

Arnold afficha alors un léger sourire, avant de lentement tourner le regard vers son interlocuteur. Il toisait un haut de forme noir sur mesure, et un visage lisse malgré l'âge. Il rétorqua, sanglotant, haletant :

- Eh bien, ma femme m'a récemment quitté.

- Est-elle partie avec un autre ?

- Pour ainsi dire, oui. Répliqua Arnold, le visage baissé.

- Pourquoi vous-a-t-elle quitté ?

- L'autre l'aimait d'un amour plus féroce. Un amour du quel on ne peut échapper.