Cela devait bien faire un quart d'heure que j'étais assis sur ce siège, mon bras timidement posé sur l'accoudoir, les pieds calés sur la droite pour laisser de la place au sac de sport du conducteur. Un sapin odorant virevoltait dans les airs, suivant chaque à-coup du volant. Les avenues de Lille étaient bondées de voiture, la pluie battait son plein, les personnes avaient hâte de rentrer chez eux en ce début de septembre. Tout était parfaitement à sa place, tout sauf moi.
Le châtain en deuxième année, Bran, s'était proposé de me raccompagner dans sa Citroën grise. D'après mes connaissances en automobile... elle roulait sur 4 roues ; voilà l'étendu de mes connaissances sur le sujet. Je pouffai un rire léger en réponse à ma pensée, un tel manque de connaissance méritait un stage de rattrapage. Disons que mon intérêt se manifestait bien plus devant un jeu-vidéo palpitant, un film de science-fiction ou juste un sujet qui s'intéressait à la psychologie humaine. Mais qu'est-ce que je faisais en études supérieurs scientifiques... Je me moquai de plus bel. Bran restait concentré sur la route, évitant la mauvaise conduite des autres, même si un court instant j'ai cru qu'il me regardait.
Un quart d'heure plus tard, durée pendant laquelle je m'étais muré de mon silence, à éviter de regarder ailleurs que par la vitre. Il m'avait si gentiment invité à bord de sa voiture et je ne l'avais toujours pas remercié. Je préférais imaginer à l'avance mes remerciements lors notre arrivée.
Nous étions à quelques virages de l'avenue Honoré. Peu importe la fugacité de mes pensées, tout était déjà programmé dans ma cervelle, à la seconde près. Je lèverai ma main vers lui et dirai " merci " d'un ton humble. Après un échange bref, je le saluerai puis nous partirons chacun de notre côté. En voilà un joli script mal scénarisé. Exténué de mes pensées puériles, je soupirai.
Un détail m'avait échappé, on se trouvait à l'arrêt d'un feu rouge et, de ce fait, le conducteur interpréta mon souffle comme une plainte face à l'attente interminable.
— Relativisons, laissa échapper le chauffeur, le trafic était bien pire il y a une heure.
Je me tournai vers lui, un sourcil relevé en guise de questionnement. La voiture toujours à l'arrêt, il me regardait aussi, notre premier contact visuel du trajet. Bran me sourit d'une façon qui me parut sincère, ses yeux fort plissés laissaient apparaître des plis sur ses paupières et, indirectement, cela me poussa à rendre la pareille. Un rictus impossible à s'y soustraire, cette expression que le visage rend lorsqu'il reconnaît la sincérité de la personne en face. Je crus perdre pied, car ce conducteur, je le connaissais depuis une poignée de minutes. Et ce moment teinté de silence comme une palette de gouaches l'est de couleurs, je sentais ma confiance s'étioler. Peut-on si facilement ressentir la bonté d'une âme en croisant seulement son regard ?
Il détacha sa main droite de son volant et l'avança vers moi, enfin... vers la radio de son auto... Il suffit que son doigt effleurât le pavé tactile pour activer la musique. La radio diffusait cette reprise d'un morceau bien connu des plus vieux d'entre vous, que les jeunes redécouvraient avec un rythme accéléré. Tout va toujours plus vite.
« People killing, people dying. Children hurt and you hear them crying. Can you practice what you preach ? Would you turn the other cheek ? »
Je connaissais plus joyeux comme paroles de musique. Et je me rendis compte qu'au fil de la chanson, de son rythme plutôt lancinant, les propos me paraissaient faire sens. Enfant, c'était la mélodie qui me faisait bouger la tête, maintenant les paroles. Encore faut-il être à l'aise avec l'anglais. Le refrain arriva finalement, porté par une question universelle. Une question qui sommeillait et sommeille encore dans un coin de mon cerveau, qui semble avoir des réponses à l'infini, pourtant aucune d'elles ne réussissait à me convaincre.
« Where is the love, love ? Where is the love ? »
Pourtant, lorsque le conducteur au regard amusé se joignit à la voix entraînante du groupe, mon esprit maussade s'éclipsa. Après quelques secondes d'évaluation, je m'aperçus que l'énergumène chantant savait manier la justesse de sa voix. Bran connaissait même le reste de la musique, peut-être hésitait-il à se lancer. Je ne le saurais jamais, mais je lui en étais reconnaissant. Je me sentais décontracté, comme si mon corps acceptait finalement de se laisser aller. Je me surpris même à bouger timidement mes pieds aux rythmes de la chanson.
« We only got one world, one world. That's all we got. »
◊ ◊ ◊
— Je te remercie encore, lançai-je à travers le carreau ouvert.
— Pas de quoi, la prochaine fois n'hésite pas à m'appeler. On pourrait faire la route ensemble à l'avenir.
L'inclinaison de ma tête me permit de lui répondre sans parler. La pluie, qui n'avait toujours pas déserté la ville, s'infiltrait à grande vitesse sous mes vêtements. Je tournai les talons et me précipita sous le palier de mon immeuble. Je fouillai d'une main grelotante mon sac, à la recherche de ma clé. De là où j'étais, je pouvais voir le châtain faire demi-tour puis se garait sur le trottoir d'en face. Il habitait vraiment en face de chez moi, je n'avais qu'à traverser la route pour toquer à sa porte. Je n'y trouverai pas un travail, mais Bran.
Merde ! Je lui avais passé mon numéro lorsqu'on était arrivé à destination, sans même penser à lui demander son nom de famille. Me voyait-il comme quelqu'un de désintéressé ? Cette remarque s'évapora lorsque la clé froide dans mon sac rencontra mes doigts. Je m'empressai d'entrer dans le hall pour me réchauffer, les bras recroquevillés sur mon torse.
Mes pieds raisonnèrent sur les 112 marches que je gravis. Mon esprit avait cette manie calculatrice de les compter. Je ne portais pas cette vieille bâtisse dans mon cœur. Le papier peint était imprégné d'humidité, à croire qu'il se détachait davantage à chaque averse. Enfin, je n'étais pas le plus à plaindre, mon appartement à petit prix m'offrait une vue sur toute l'avenue Honoré et, dieu sait que je prenais toujours un malin plaisir à observer d'en haut les passants vivre leurs quotidiens. Je franchissais le seuil de mon chez-moi, défis mes chaussures près du paillasson et me laissai tomber sur le canapé.
Un regard vers l'assiette moyennement pleine et une gamelle d'eau automatique me rassurèrent. La créature devait être en train de se reposer dans un recoin sombre de l'appartement. Je pensai faire la même, aussitôt mes pupilles s'alourdirent plus vite que nécessaires et les rêves s'installèrent dans mon disque dur cérébral. Malheureusement pour ma stase, mon portable laissé sur la table de chevet se mit à vibrer. Maudit soit celui qui m'appelait.
J'expirai ma frustration tout en me levant du canapé. À contrecœur, je décrochai et mis l'engin sur haut-parleur.
— Je m'appelle Bran O'Bornes, dit la voix à l'autre bout du fil.
Toute ma torpeur s'évacua de mon esprit, aussi vite qu'elle s'était installée. Me déplaçant jusqu'à la fenêtre, je cherchai de l'autre côté de l'avenue un appartement encore éclairé, plusieurs l'étaient. L'idée que l'un d'eux était chez Bran m'amusa. Je retirais ma malédiction.
— Bran aux bornes, dis-tu ? le questionnai-je faussement hébété, c'est irlandais, ça non ? réponse.
— Je t'apprendrai un jour à écouter petit morveux, c'est O'Bornes, me réprimanda le chauffeur. La dernière lettre se prononce. Et c'est écossais.
— Entendu ! Je ferai attention la prochaine fois.
— J'espère bien, il faut que tu sois plus attentionné, m'informa-t-il d'un ton rieur. Tu ne voudrais pas te mettre un ancien à dos.
— Si tu le dis. Je vais devoir te laisser monsieur O'Bornes, concluais-je en accentuant le 's', à demain.
La gêne devint presque excitante, surtout avec sa conclusion.
— Je te prends demain matin. Je sais que tu commences à la même heure que moi, soit prêt pour 8h15 et pas une minute de plus, sinon tu vas recevoir la fessée.
L'appel prit fin, me laissant pantois. Bran O'Bornes, quel personnage intriguant. Décidément, les anciens de cette école avaient décidé de jouer avec moi, une nouvelle proie peut-être. Un tableau de chasse à remplir. Avec bien sûr une approche différente. Augustin me donnait l'impression qu'un iceberg fonçait sur moi, sans arrêt. Avec Bran, j'avais l'intime conviction qu'une flamme essayait de me chauffer. Il fallait dire qu'il s'armait d'une sincérité ardente, sans filtre, déstabilisante pour un renfermé.
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Electronicals
RomanceSuivez les aventures rocambolesques d'un jeune étudiant, Eren, qui va découvrir le monde après le lycée, bien plus attractif et nocif qu'il n'imaginait. Sa naïveté le sauvera-t'il des griffes d'Augustin, ce jeune homme aux intentions suspectes, sa...