Rancune

19 2 1
                                    

     Le vacarme produit par le contact brusque entre les trains d'atterrissage et le sol fut assourdissant, et les secousses qui vinrent avec manquèrent de peu à me faire chuter, malgré le harnais me retenant au siège. Le caporal me regardait de haut, tout le poids de son dédain à mon égard broyant mes côtes. J'étais bien loin d'être le modèle idéal du petit soldat formé par ses soins; je lui faisais honte, et il dépensait chaque jour une énergie prodigieuse à me le faire comprendre, quels qu'en soient les moyens. Qu'il ne s'en fit pas, le sentiment était réciproque. Le brouhaha métallique continua encore plusieurs minutes qui semblaient  absolument interminables. Alignés en rang d'oignon dans la baie de chargement, nous avions tous la tête baissée, nos yeux vides fixant nos bottes noires -ce névrosé phallocrate du contrôle devait sûrement penser, avec une certaine jouissance, être la source unique de notre tension silencieuse-. Les vibrations provenant du sol traversaient mes jambes comme le courant électrique le long d'un axone. Je ne savais pas quoi penser ni quoi ressentir qui ne soit autre qu'une colère sourde et bouillonnante envers un système aveugle et d'une imbécilité affligeante; un serpent qui avale goulûment sa propre queue tout en accusant le reste du monde de creuser sa tombe. C'était cela ou de la peur, un peu de curiosité ponctuée de mélancolie, mais surtout du vide.
     Deux chercheurs en botanique nous accompagnaient, nous les surveillions et les protégions tels une ressource extrêmement rare. Ils n'avaient rien à voir avec nous, qui étions facilement sacrifiés au nom du plus futile projet; ils étaient au contraire d'une importance capitale, et le caporal leur accordait tous les droits.
     Le sol cessa de trembler, des bruits sourds et très divers retentirent à l'intérieur des parois de l'engin, puis tout s'arrêta. Le calme s'installa, alors même que tout le contraire se déroulait en chacun de nous. Un court instant de répit, puis de nouveau, un râle mécanique très désagréable précéda l'ouverture de l'imposante paroi qui servait de porte, et la lumière engloutit tout. Les rayons d'un soleil terne nous parvinrent pour la première fois depuis cinq ans. Une demie-décennie qui ne semblait pas vouloir prendre fin. Pourtant ce qui me frappa de plein fouet ne fut ni le bruit ni la lumière, ce fut l'odeur. Un puissant raz-de-marée sensoriel qui me figea de stupéfaction: je pense avoir ce jour-là respiré pour la première fois de ma vie de l'oxygène, comme on le respirait il y a de cela plusieurs siècles, aussi pur et léger que du cristal.
     Recouvrant le panorama qui nous faisait face, une brume épaisse et fraîche comme les premières neiges était confortablement installée. Le contraste entre les nuances de gris et les verts flamboyants était à couper le souffle, et il me fallut bien au minimum les éclats de voix de cet énorme tas de muscles chauve pour me sortir de mes contemplations.
"A mon signal, vous débarquez ! Vous suivez vos cartes jusqu'au point de rencontre, il y a des balises tous les 500 mètres pour vous repérer. Si l'un de vous s'égare, c'est tant pis. Vous avez ordre de rester au camp jusqu'au retour des troupes dans une semaine. Maintenant, on se déploie !"
      Sans même réellement nous en apercevoir, poussés par les ordres et la pression de l'autorité, nous avancions déjà au pas de course en direction de Chicago, ou tout du moins de ce qu'il en restait.
     Ce qui autrefois fut la troisième plus grande ville des Etats Unis n'était plus aujourd'hui qu'un immense terrain de jeu naturel. Nous marchions, rassemblés en un cercle, chaque individu espacé d'un peu plus d'un mètre avec les autres. Au centre de cette formation se trouvaient nos deux chercheurs sur lesquels nous veillions comme sur des enfants. La longue et large avenue Ida B. Wells sur laquelle nous avancions se trouvait parsemée de verdure, les herbes perçant à travers le bitume craquelé avec un désir de vivre incroyable, une force naturelle qui semblait nous dépasser. Le macadam ayant perdu toute sa robustesse, il ne ressemblait maintenant à guère plus qu'un revêtement de sol en caoutchouc amortissant pour les aires de jeux d'enfants -et pas un qui soit en bon état-. Nous passâmes près d'un lampadaire le long duquel grimpait du lierre, ensevelissant le métal sous le feuillage à la manière d'une grosse chenille verte tournicotant autour d'une branche pour en dévorer la surface. Les panneaux de circulations devenus pour la plupart illisibles pointaient parfois des scènes surréalistes - bien que ce mot ait perdu tout son sens aujourd'hui -. Ce fut le cas par exemple d'un écriteau tombé au sol, dont la grosse flèche bleue qui indiquait autrefois l'entrée du parking d'un hôpital, pointait désormais un squelette encore habillé dont le crâne à moitié en miettes reposait juste à côté.
     Des restes humains, il y en avait partout, cachés dans le paysage à la manière du petit bonhomme à lunettes des albums Où est Charlie ? Certains étaient facilement repérables, allongés au beau milieu de la route, prêts à vous bondir dessus comme un adolescent pas très réfléchi qui trouverait hilarant de traumatiser un automobiliste le soir d'Halloween. Mais nous n'étions pas un 31 octobre, et en s'approchant, on remarquait alors que du col de la veste sale sortait une colonne vertébrale à l'extrémité garnie d'une boîte crânienne ouverte en deux, comme une fleur un peu morbide. D'autres moins bien discernables, avaient autrefois tenté d'échapper à une mort invisible, et pendaient désormais des balcons, figés dans une position qui rappelait celle d'un linge séchant au soleil, tandis que leurs orbites vides vous suivaient d'un regard fantôme. Nous avançâmes encore sur deux ou trois kilomètres dans un paysage de totale désolation, aux couleurs pourtant flamboyantes, avant d'atteindre le lieu servant de quartier général à l'équipe de recherche du projet RART (comprendre "Recherche et Analyses pour Réhabilitation Terre").
     La base se situait sur un terrain vague environné de murs en barbelé, symbole d'une paranoïa à thèmes de persécutions si représentative de la race humaine: nous nous barricadions d'un monde que l'on venait d'anéantir, terrifiés à l'idée d'une sorte de vengeance divine -que l'on savait, au fond être parfaitement méritée-. Telle fut ma première présomption en atteignant ce lieu aux allures de camp humanitaire. Mon opinion changea drastiquement quelques heures plus tard, lorsqu'au détour d'une allée séparant deux tentes, je perçus involontairement les bribes d'une discussion à laquelle prenaient part deux des chercheurs présents sur place, l'un paraissant être le subordonné de l'autre.
     - Qu'est ce qu'on va faire, alors ? Ils sont au courant, les soldats ?
     - A ton avis ?  Est-ce que tu penses qu'ils seraient en train de gambader partout à l'extérieur s'ils étaient au courant ?
     - Clairement pas.
     - Tu ne dis pas un mot, on attend les résultats des tests de ce matin, et alors on contactera la station spatiale. Si ils appellent avant, tu mens et tu dis que tout va bien; tu combles, de toute manière, ces gens-là ne comprennent pas la moitié des mots qu'on prononce.
     Lorsque vint le soir sous la grande tente dressée en guise de salle de restauration, tous les plateaux repas ne furent pas distribués. Il manquait des gens à l'appel, mais personne n'en prit ouvertement compte. Après tout, de quoi pouvions nous avoir peur, là où nos semblables n'étaient plus ? La bonne humeur régnait. Je suis partie me coucher tôt cette nuit-là, mais je n'ai pas bien dormi. Allongée sur mon matelas un peu dur, je ne pus m'empêcher de penser à ce que j'avais entendu plus tôt. Les mots tournaient sans cesse dans mon esprit et finissaient par être déformés par la force centrifuge de mon pauvre crâne en surchauffe; j'en finis même par oublier ce que j'avais perçu originellement. Nos ordres étaient les suivants: surveiller le camp et protéger les chercheurs. Mais de quoi ces scientifiques avaient-ils si urgemment besoin d'être protégés ? Nous étions une cinquantaine de soldats en comptant nos collègues déjà sur place, et je n'ai peut-être pas la lumière à tous les étages, mais je sais reconnaître lorsqu'une situation ne fait pas sens.
     Peu avant l'aube des premiers rayons, je pris mon sac et sortis du camp par la porte principale qui faisait un boucan pas possible, et qui refusa de se fermer correctement derrière moi. Après plusieurs tentatives, je me résignais à abandonner tout en me rassurant à l'idée que quelqu'un passerait sûrement derrière moi et s'en chargerait.
     Le silence en dehors des murs grillagés avait quelque chose de terrifiant; à tout instant, l'on s'attendait à ce qu'un hurlement cauchemardesque s'échappe d'une des centaines d'évasures d'un immeuble, ou qu'une créature inconnue surgisse de l'ombre sur un nombre indiscernable de pattes. Et une fois seul, il était devenu préférable de détourner le regard des macabés plutôt que de jouer à les chercher - ou bien était-il utile de les surveiller -. Tout cela n'avait rien d'amusant, c'était au contraire profondément triste à voir.
     Les bâtiments étaient devenus d'immenses cubes dont les fenêtres servaient d'orifices d'où jaillissait un déferlement de végétation, comme d'impétueuses coulées de lave verte. Intriguée par l'un d'entre eux, et n'ayant aucun autre plan d'exploration en tête, j'en pénétrai l'entrée, non sans une certaine appréhension quant à la solidité de son architecture déjà bien détériorée par la flore. Il faisait froid et humide dans cet ancien hall où tout était resté tel quel, jusqu'aux documents entassés sur le comptoir. Un individu, dont le squelette se trouvait encore à l'intérieur de son complet-veston, était couché sur un long sofa bleu roi, près d'une table basse encore ornée de magazines et de petits gobelets tachés d'un café depuis longtemps évaporé. Je l'imaginais ayant eu besoin de s'allonger, pensant être pris d'un simple malaise vagal, alors que c'était la mort qui s'immisçait en lui à une vitesse redoutable. Une mort vicieuse qui avait décimé l'humanité en une poignée de jours, et dont nous cherchions encore l'origine. Une mort qui nous avait chassés et poussés à l'exil, mais qui aujourd'hui ne flottait plus dans l'air.
     L'escalier était situé à droite du comptoir. Je gravis les premières marches, du haut desquelles dévalaient de fines racines qui tournaient sur elles-mêmes et prenaient des formes parfois effrayantes de complexité. Plus je montais, plus celles-ci augmentaient en nombre et en épaisseur. Lorsque j'atteignis finalement et non sans difficulté - j'ai trébuché plusieurs fois, et je reste persuadée que l'une de ces horreurs m'a attrapé la cheville - le cinquième et avant-dernier étage, elles avaient la taille d'énormes tuyaux de plomberie. Ce niveau du bâtiment était réservé aux salles de réunions, et constituait originellement en un couloir longeant une continuité de pièces vastes aux murs entièrement vitrés et insonorisés. Il n'y avait plus de vitre et les portes étaient au sol, pliées sous -par ?- les racines qui recouvraient presque entièrement la moquette. Le vent s'engouffrait par tous les orifices disponibles. J'enjambai comme je le pus les dizaines de gros serpents végétaux pour pénétrer au centre du lieu. Absolument fascinée, mes yeux coururent le long des racines qui convergeaient toutes dans la même direction, et ce que je vis me figea d'effroi.
     Contre un grand tableau noir sur lequel on pouvait à peine discerner les mots "fuyez" et "parasite" écrits à la craie d'une main tremblante, se trouvait le cadavre encore abominablement frais d'un homme, ou du moins quelque chose qui s'en rapprochait de très près. Il était comme englué au mur dans une position christique, ses chairs ayant fusionné avec des textures organiques colorées aux airs de champignons. Elles étaient d'une beauté repoussante. Je me retins de vider mon estomac sur le sol en percevant cette chose, et ce à quoi elle était liée par je ne sais quel moyen,  pulser comme un cœur plein de vie. Les larmes me vinrent. Mon corps ne savait comment réagir autrement, submergé par le dégoût et une panique foudroyante qui gelait mes membres sur place. La cage thoracique sur laquelle poussaient des champignons et diverses plantes se mouvait au rythme d'une respiration, alors que tout le reste de ce corps pourrissant remuait comme grouillant de centaines de parasites monstrueux. Les longues et labyrinthiques racines provenaient de ce pauvre homme devenu abomination; elles s'échappaient par ce qui restait de ses jambes comme les radicules d'une pomme de terre en train de germer. Tout le reste était pris dans une végétation luxuriante.
     Je dévalais les marches quatre par quatre, mes pleurs déformés par des cris d'épouvante. Quelque chose s'était échappé des enfers par la porte principale, -et ce avec l'accord du propriétaire-, et l'idée que nous avions été envoyés ici pour lui servir d'hôte au nom d'une science devenue folle était affreusement plausible. Je courais, motivée par un de ces élans de panique qui poussent certains à soulever des voitures pour secourir un blessé, et mes poumons étaient aussi douloureux que frottés par du papier de verre. Un rapide regard au-dessus de mon épaule m'arracha un hurlement: de fines tentacules végétales, pareilles à des vers ronds et blancs s'échappaient du bâtiment en frétillant. Elles me cherchaient.
     Lorsque j'atteignis l'entrée du camp, un chercheur était là, il m'attendait et ses yeux brillaient de la lueur inquiétante de celui qui sait. Je franchis la porte et me retournai, terrorisée, pour faire face à une forêt de gratte-ciels avalés par une végétation devenue vivante. L'homme en blouse blanche attrapa mon bras, alors qu'une nuée de cris stridents -pareils à ceux d'une chimère faite d'un rapace et d'un serpent- s'élevaient vers le ciel. Des dizaines, des centaines d'abominations communiquaient entre elles par des sons à l'image de leur apparence. Il fallait fuir.
     Le projet RART n'aboutirait pas, nous avions eu notre chance.

🎉 Vous avez fini de lire Rancune [texte lauréat concours littéraire 2022 Blagnac, jury: Marie Pavlenko] 🎉
Rancune [texte lauréat concours littéraire 2022 Blagnac, jury: Marie Pavlenko]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant