Amazone

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Aujourd'hui, Astrid partait à la guerre. Et elle était la plus heureuse des Amazones – la plus heureuse des femmes.

            Astrid n'avait que peu de souvenirs de sa vie avant Antiopolis, et les rares images qui lui restaient venaient hanter ses nuits.

         La journée, elle vaquait à ses occupations habituelles — bien entendu imposées par le planning qui lui était assigné chaque matin — qui consistaient majoritairement à aider la patrie. Contribuer à l'effort collectif pour améliorer la vie à Antiopolis. Que ce soit du travail administratif ou manuel, la jeune femme avait toujours quelque chose à faire. Et à vrai dire, elle ne s'en plaignait pas. En revanche, la nuit tombée, elle basculait dans un autre monde, peuplé de terribles cauchemars, de souvenirs flous et pourtant gravés dans son esprit.

         Si son enfance était plongée dans un épais brouillard, Astrid se souvenait parfaitement de la nuit où sa vie avait été chamboulée. Depuis l'annonce télévisée qui proclamait un coup d'État suivi d'un tout nouveau régime politique, jusqu'à son enlèvement sous les yeux terrifiés de ses parents. Malgré leur résistance, rien n'y avait fait, et les militaires envoyées pour emmener Astrid au siège d'Antiopolis, la capitale du nouveau gouvernement, avaient rempli leur mission à la lettre. À peine une heure plus tard, la petite fille tout juste âgée de dix ans se retrouvait en salle d'interrogatoire avec une soldate qui n'avait pour seul équipement qu'une liste infinie de questions.

         Prénom, âge, date de naissance, ... Tout était consigné dans une fiche exhaustive du profil d'Astrid. Après avoir supporté un interrogatoire de plus de deux heures, elle fut emmenée dans une petite chambre qui tenait plus de la cellule. Elle représentait tout ce qui lui appartiendrait désormais ; car les Amazones modernes croyaient fermement aux bienfaits de l'abolition de la propriété privée. Toutes les femmes se devaient d'être fières de leur condition et, par conséquent, se tenir sur un même pied d'égalité. Le partage faisait partie de cette idéologie.

         Cette nuit-là, tout s'était passé si vite qu'Astrid n'avait pas eu le temps de comprendre ce qui lui était arrivé. En l'espace de quelques minutes elle avait perdu sa famille, sa maison, ses repères. Tout ce qu'elle connaissait lui avait été enlevé. À la place, on lui avait « offert » la possibilité de recommencer sa vie à zéro. On lui avait vendu — quoique le terme « imposé » serait plus juste — un rêve d'égalité, de liberté, de justice.

         Plus tard, elle avait découvert qu'Antiopolis était née de la volonté de faire ressusciter les Amazones. Leur cheffe, Hippolyte — prénom qu'elle avait d'ailleurs adopté en l'honneur de son modèle —, avait accompli son rêve de toujours en construisant cette utopie. Féminisme et patriotisme étaient les mots d'ordre. Du moins, c'était ce que tout le monde dans la cité clamait haut et fort. En réalité, les mots radicalité et nationalisme auraient été plus adaptés.

         Au fil des années, on lui avait appris à détester les étrangers, à défendre sa patrie à n'importe quel prix (même celui de sa vie), à oublier sa famille. Car sa nouvelle famille, ses sœurs, c'étaient les habitantes d'Antiopolis. Leur mère, Hippolyte, veillait à leur santé et leur bonheur. Rien ne lui importait plus.

         « Citoyennes, c'est à vous que je m'adresse ! avait-elle proclamé à l'écran, le soir de son coup d'État. Demain sera un jour nouveau. Si nous travaillons toutes ensemble, nous pouvons faire renaître le fier peuple des Amazones... » Personne n'avait sérieusement envisagé que la plus grande ville du pays serait bientôt une cité de femmes-guerrières. Pourtant, c'étaient bien des Amazones modernes qui avaient arraché des milliers de petites filles à leurs familles cette nuit-là. Et si celles-ci avaient subi un lavage de cerveau au point de ne plus se rappeler leurs propres parents, eux se battaient encore et toujours, dans l'espoir de revoir un jour le visage de leurs enfants.

         Comme toutes les autres, Astrid avait oublié. Elle avait oublié son père, sa mère, son frère. C'était si lointain... Toute sa vie, les Amazones lui avaient répété qu'elle n'avait aucune autre famille que celle qu'on lui avait donnée à son arrivée.

         Maintenant, tout ce qui lui restait de son passé était des cauchemars. Des souvenirs revécus toutes les nuits. Elle avait tenté tant bien que mal de s'en débarrasser, mais elle avait fini par comprendre qu'on ne pouvait jamais tout à fait se défaire de son passé. Un célèbre écrivain engagé n'avait-il pas écrit « We carry our history with us » ? Alors, Astrid avait fouillé au plus profond de sa mémoire. Elle avait également fouillé les archives de la ville. Ce qu'elle avait découvert l'avait horrifiée. La cité qu'elle croyait idéale était bâtie sur un tissu de mensonges dissimulant une terrible manigance politique.

         Plutôt que de tenter une mutinerie à coup sûr suicidaire, Astrid avait patienté. Elle avait attendu son heure. Elle avait vécu avec le fol espoir qu'un jour elle retrouverait sa famille et la vie, heureuse, qu'elle avait connue autrefois. Le fol espoir qu'un jour elle retrouverait sa liberté.

         Ce jour était enfin venu.

         Aujourd'hui, Astrid partait à la guerre. Contre qui ? Des opposants au régime ? Des nations ennemies ? Sa propre famille, qui cherchait par tous les moyens à la retrouver ? Son père ? Sa mère ? Son frère ? Elle n'aurait su le dire. Tout ce dont Astrid avait conscience, c'était qu'elle partait au front, aux côtés d'innombrables autres soldates, de tous âges. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'elle quittait cette cité qui l'avait vue grandir. Cette cité qui l'avait élevée et guidée à chacun de ses pas. Cette cité qui avait fait d'elle ce qu'elle était aujourd'hui. Cette cité qui l'avait construite aussi bien qu'elle l'avait détruite.

         Aujourd'hui, Astrid partait au combat. Contre qui, elle n'en avait pas la moindre idée. La seule chose qu'elle savait, c'était qu'elle ne reviendrait jamais à Antiopolis. Sa cité, aimée autant qu'haïe. Dans la mort ou dans la fuite, elle retrouverait la liberté. Et cela faisait d'elle la plus heureuse des femmes.

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