4. QUEL EST DONC CET ENERGUMENE ??

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Je suis encore en train de dégraisser la grille de la salle de bain quand en revenant dans le salon, je trouve Lenny profondément assoupi au pied de la cheminée. Il dort comme un loir, étendu comme une étoile de mer gisante.


J'hésite à le réveiller, nous avons passé la journée à nettoyer, ranger et mettre à neuf cette maison, le soleil a décliné depuis longtemps et même si je n'ai pas de montre, je devine qu'il doit être minuit passé. 


A pas feutrés, je contourne les canapés et la table à manger pour le rejoindre. Avec ma nouvelle taille de géant, je le surplombe de bien haut, debout. Sans que ne puisse vraiment l'expliquer, je m'accroupis, mué par un soudaine curiosité et scrute sans retenue le visage paisible de ce drôle d'homme-chèvre. Contrairement à moi, il n'a pas changé du tout depuis ce matin, son teint est intact et il ne porte aucune trace de fatigue, rien.

C'est ce "rien" que je trouve presque inquiétant d'ailleurs. Le grain de sa peau parfaitement blanc papier n'a pas la moindre trace d'imperfections, ni pli, ni cernes, ni même un bête grain de beauté ou une cicatrice, c'est un vide qui n'est animé que par les éclats vifs saupoudrés dans ses cils et dans sa chevelure. Il est perturbant.


Quelque part, ça ne me rassure pas de le savoir chez moi, ni même de l'avoir comme voisin. Je me lève chercher un drap que je dépose sur ce dernier et éteins toutes les lumières. Ma chambre est à l'étage alors je prends garde à ne pas faire grincer les marches en montant. 


Je m'enferme à double-tour, simple mesure de précaution et me cale contre la porte en soupirant, je suis fourbu. Lentement, je me laisse glisser jusqu'à ce que mes jambes se déplient au sol et passe une main dans mes cheveux. Avec le produit nettoyant, la graisse de la grille et la poussière, ils sont devenus poisseux et alourdis de nœuds. J'attrape mon téléphone laissé pour bibelot inutile sur une commode, toujours aucune nouvelle, mon message est resté à jamais en suspens et la batterie est quasiment déchargée. Je me dépêche de tapoter quelques mots pour chacun de mes amis.


A Mousquito :

- J'aimais bien ta manière de rire aux éclats. Quand on fermait les yeux, on pouvait entendre le cri d'une mouette, avec les copains, ça nous faisait bien rire. J'aimerais aller voir la mer avec toi comme quand on était petits. J'aurais vraiment voulu y aller avec toi, au moins une dernière fois... 


A Orius :

- Tu as toujours été le meilleur confident qu'on puisse avoir et j'ai eu une chance immense de te connaître. J'aimerais retrouver la chaleur de ta voix et la douceur de tes gestes tendres.


A FuryFuryus :

- Tu me dois trente euros frère.


A Tuyus :

- T bô.


Je file prendre un bain.


Je me fais tout petit, prostré dans un coin de la baignoire et immergé jusqu'aux oreilles. A travers les brouillards de vapeur chaude, je vois que l'eau initialement claire et cristalline a pris une teinte grisâtre. Des grumeaux de poussières et de choses non identifiables flottent à la surface, j'ai démêlé chacun de mes nœuds, lissé avec mes doigts chaque mèche, je suis désormais aussi propre qu'un sou neuf et je patauge dans un bouillon de crasse.  


Je me rince une dernière fois avant de m'enrouler dans une serviette de deux fois ma taille. Je suis bien content qu'il y ait une salle de bain à l'étage, ça m'évite de devoir passer à côté de Lenny pour monter l'escalier. 


En parlant du loup.


A peine suis-je sorti dans le couloir qu'une silhouette fantomatique lève le poing pour frapper à la porte de ma chambre. Il est trop tard pour faire machine arrière (je me serai bien enfermé dans la salle de bain), dès l'instant où j'ai posé un pied mouillé sur le parquet du corridor, il s'est mis à grincer pour résonner lourdement. Je jure dans la barbe que je n'ai pas.


- Oh Solius !


Je ne distingue rien de son visage mais à son intonation, je suis certain qu'il est amusé. Il a l'air d'être en pleine forme, comme s'il n'avait jamais fermé l'œil tantôt.


- Hm, Lenny, tu voulais me dire quelque chose ?

- En effet ~ Il est tard, je dois malheureusement y aller.


Je me sens tout de suite plus léger.


- Oh, je feins l'étonnement, eh bien, bon retour et bonne nuit !

- Tu ne me retiens pas ? 

- Hm, euh, non. Merci tout de même de m'avoir aidé aujourd'hui, je t'en suis reconnaissant.

- (il glousse) Tu as une dette envers moi, je te la ferai payer en temps et en heure.


La seconde suivante, je l'entends dévaler gaiement les escaliers puis des craquements de branches m'indiquent qu'il est passé par l'arrière cour pour s'enfuir, il-




Il est vraiment passé à travers les ronces ?!



Je me précipite au rez-de-chaussée et pousse le portillon, un peu trop brusquement peut être puisqu'il claque dans mon dos en retour. Je m'empresse d'allumer une lanterne qui traîne à mes pieds et scrute le dehors. Il y a comme un tunnel étroit qui a été tracé dans les broussailles épineuses. Des bouts de chemises sont pendus ça et là comme des naufragés aux branchages, j'en décroche un, sa chemise doit être en lambeaux à l'heure actuelle. D'autres morceaux suivent mais je serai incapable de les attraper sans me blesser. Il est fou... J'espère qu'il ne s'est pas fait mal quand même. Soudain, j'entends gratter le sol, lorsque je baisse les yeux, je réalise qu'entre les planches de ce qui sert de transition entre l'intérieur et l'extérieur (un genre d'estrade bancale), des pince-oreilles se faufilent dans les interstices, frémissant leurs pinces abdominales avec affolement. Je me hâte de faire demi-tour, j'irai peut être prendre des nouvelles du voisin demain... enfin... pas si ses espèces de groupies reviennent faire les dindons. J'aurais juré que ces derniers m'aient jeté des regards noirs avant de s'éloigner ce matin. Ils ont dû être terriblement jaloux que Lenny m'accorde de son attention, je n'ai rien demandé encore une fois, qu'ils s'en prennent à leur idole.


- Tiens, je suis nu.


Ma serviette s'est perdue je ne sais où lorsque je courrais pour descendre les marches, je me prends alors pour Adam et détale dans la cuisine pour engloutir quelques pommes (Lenny m'en a apporté quand il a entendu pour la énième fois mon estomac gronder). Dans un de ces fruits, j'ai même la mauvaise surprise de tomber sur un bel asticot frétillant. 



Qui l'eût cru qu'un jour, une grande chèvre me renverserait ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant