Tentant de lui échapper, Daphné courait. Elle courait à travers les herbes hautes, à travers les collines, à travers les bois. Sa robe blanche se prenait dans les broussailles, mais elle ne pouvait s'arrêter. Sinon, elle serait sa prisonnière à jamais. Elle entendait sa voix enjôleuse derrière elle qui se rapprochait. Ses mots tendres, ses promesse d'un amour éternel. Mais elle ne voulait pas de cette éternité, pas si cela signifiait être enchaînée. Elle, ce qu'elle voulait, c'était rester ici, dans ces champs, libre comme l'air, libre de s'endormir au milieu des blés, libre de rire quand elle le voulait et de pleurer quand elle le voulait. Libre d'être seule. Mais ses pas se rapprochait, elle sentait qu'elle ne pourrait pas lui échapper longtemps... Bientôt ses mains dorées agripperaient sa toge, bientôt les barreaux se refermeraient sur elle. Car on ne pouvait échapper aux immortels.
Soudain, elle sentit ses pieds s'arrêter sous elle. Ça y est, songea-t-elle. C'est la fin. Mais le cri de déception qui résonna derrière elle lui fit penser que, peut-être, la sensation étrange qui l'envahissait n'était pas simplement le désespoir qui l'étreignait face à son impuissance. Ses bras s'allongeait, se raidissaient. Un léger bruissement envahit ses oreilles. Puis, avant même qu'elle n'ai pu réaliser ce qui lui arrivait, la jeune fille était devenue un svelte et élégant laurier. Ainsi, elle pourrait, comme elle le souhaitait, rester dans ce champ à jamais et échapper au désir charnel de l'immortel qui la poursuivait.L'image d'une jeune fille, mi femme mi arbre, élancée vers les cieux, ornait la dernière page du livre à la couverture usée par toute les lectures. Alice referma le livre, ses doigts s'attardant sur les pages douces et jaunies. Elle jeta un coup d'œil à la bibliothèque de bois sombre appuyée contre le mur. Si elle ne devait emmener qu'un livre avec elle, ce serait celui-ci. Mais là où elle allait, aucun livre n'était autorisé - cela distrairait les jeunes filles de leur apprentissage. Alors, ce matin, Alice avait sorti de son étagère le livre, ouvrant la fenêtre de ses pages, s'échappant des murs étouffants du manoir pour rêver une dernière fois avant très, très longtemps. Bientôt, elle aussi perdrait sa liberté, si tant est qu'elle n'ai jamais été libre. Mais du moins, sa vie l'avait jusque là presque été. Du moins, avait-elle eu des échappatoires. Bientôt, même ces rares échappatoires lui seraient retirés.
Une douce mélancolie mêlée d'angoisse l'envahit. Elle qui aimait tant écouter le chant des oiseaux, bientôt il n'y aurait que la rumeur de la ville pour accompagner son réveil. Elle qui aimait tant la douceur de l'herbe sous ses pieds nus, bientôt il n'y aurait que des pavés gris sous ses souliers trop étroits. Elle qui aimait tant la solitude d'une lecture à l'ombre d'un grand saule, bientôt il n'y aurait que les bavardages vains et futiles des filles de bonne famille. Car l'époque n'était plus aux nymphes et aux dieux, l'époque n'était plus aux lyres et aux chants, l'époque n'était plus à la liberté et aux rêves. Aujourd'hui, l'avenir se résumait à la couture, à la broderie, aux arts du foyer et à la soumission.
Aujourd'hui, l'avenir se résumait au pensionnat ElanSchool pour lequel une calèche viendrait la prendre le lendemain matin.
Et le pire, dans tout ça, était que cela ne faisait même pas d'elle une de ces héroïnes tragiques qui la fascinaient tant. Non, cela ne faisait d'elle qu'une fille comme les autres. Ordinaire.
Alice s'approcha de la fenêtre encadrée de rideaux blancs. La forêt s'étalait devant elle, des dizaines de milliers de touches de toutes les nuances de vert, nimbée par l'or du soleil déjà déclinant. Elle songea qu'elle voulait fouler le sol tapissé d'aiguilles, sentir l'odeur puissante de l'humus, écouter chanter les merles, s'échapper et errer, avant que tout cela ne lui soit retiré.
Cette soirée serait la soirée des dernières fois, décida-t-elle. Un dernier livre, une dernière promenade. Un dernier songe.
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Forget-me-not
FantasyUne jeune fille, enfermée dans un quotidien ordinaire qui l'étouffe, qui veut juste rêver pour respirer. Elle aime la nature, l'odeur des pins et sentir la rosée sous ses pieds. Mais l'époque est aux pavés et aux fumées des cheminées. Elle veut rêve...