La ligne rouge

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Le serveur nous a apporté vivement nos assiettes. Il était rapide, accueillant et attentif. J'admirais son efficacité. Comment pouvait-il s'occuper d'autant de clients ? Moi, je n'en avais jamais été capable. Je finissais toujours la journée en brisant mon cota de verrerie. Peut-être que le patron du café finirait par me virer en fin de compte ?

‒ A quoi penses-tu ?

‒ Au travail.

Elle a furtivement acquiescé.

‒ Nora, tu ne manges presque plus rien. Regarde-toi, sérieusement.

J'ai pris une bouchée en guise de réponse. Elle a souri. Stella ressemblait beaucoup à ma mère, aux photos que j'avais vu. Toutes les femmes de la famille se ressemblait, en fait. Toujours de longs cheveux noirs ondulés, la peau bronzée et les yeux foncés. Dalya leur ressemblait plus que moi. Mes cheveux étaient trop lisses et ma peau trop claire. Je me suis demandée si maman avait été aussi gentille et forte que Stella.

‒ Comment va Adam ?

‒ Il va bien, tu le connais, a-t-elle soupiré, il travaille tout le temps. On ne se voit pas beaucoup en ce moment.

Stella était une femme magnifique. Le temps n'avait rien retiré à sa beauté. Mais ses traits se sont très vite alourdis et son regard s'est perdu. J'ai accompagné sa tristesse par un soupir. Adam et Stella formait un couple parfait. Lorsque j'étais jeune, et que nous habitions encore chez eux, je les admirais beaucoup. Parce qu'ils s'aimaient vraiment, et plus que tout au monde.

‒ C'est parce qu'hier... tu sais, c'était le 10 décembre.

L'air a semblé se refroidir. J'ai acquiescé. Je n'aimais pas l'atmosphère de cette journée. Le vent soufflait sans relâche dehors, la pluie s'abattait sur Paris, et maintenant, le brouillard venait de tomber et recouvrait amèrement les rues. Le restaurant était beau. Moderne. Les tables étaient toutes en verre, les banquettes en cuir noir, et toute la façade était vitrée pour nous permettre de voir l'extérieur. Mais les vitres étaient peintes par la buée et il flottait dans l'air une atmosphère morbide. L'ensemble des personnes que j'avais croisé semblait agir de façon inhabituelle. Inconsciemment, ils étaient tous différents. C'était leur regard. Certains avaient ces yeux qui laissaient transparaître une sorte... d'inquiétude. Stella restait la même pourtant. Stella, la sœur de ma mère. Ma tante. Elle n'avait jamais changé. La radio a interrompu mes pensées. « Les enquêteurs d'Ile-de-France ont relaté, ce matin, un nouveau chiffre sur l'affaire des disparitions. En effet, le nombre d'avis de recherche semble encore augmenter depuis le mois dernier ... ». Je n'écoutais déjà plus. Je ne supportais pas l'idée que Dalya ait été kidnappé, comme l'aurait été, des centaines d'autres personnes. Je n'aimais pas le fait qu'elle ne soit qu'un numéro dans une liste.

‒ Nora, arrête de te torturer. Ça fait trois ans, et...

‒ S'il te plait.

Elle a froncé les sourcils, mais elle n'a pas ajouté le moindre mot. Je ne voulais plus en parler. Plus jamais. Mes sens me semblaient étranges. Pourquoi cette impression tenace ? Pourquoi ce sentiment de changement ? Je ne comprenais pas ce que je ressentais, comme si je connaissais déjà une vérité mais que je n'arrivais pas à saisir. J'avais passé la semaine à y réfléchir, sans trouver la moindre réponse ni piste. Puis, j'avais fini par abandonner. Peut-être était-ce seulement le 10 décembre ?

Et sur le chemin du retour, je suis enfin parvenue à mettre Dalya dans le coin de mon esprit où elle avait été ces trois dernières années. Sans ne jamais l'oublier, elle ne me torturait plus. C'était bien le 10 décembre. Il ne pleuvait pas aujourd'hui. Le soleil était en train de se coucher. Je comptais les pavés sur lesquelles je marchais. La nuit était tombée. Je distinguais au loin l'arrêt de bus. Le travail m'avait épuisé. Il y en avait 1235 depuis la sortie du café. Il faisait froid. J'adorais l'hiver. 1238. Je me suis arrêtée. 1239. Mon ombre se mêlait à l'obscurité de la nuit. J'observais le sol sous mes pieds. Et mon cœur s'est arrêté. Mes neurones se sont figés. Qu'est-ce que c'était ? Cette ligne... Je l'avais déjà vu. J'en avais un souvenir flou. Un souvenir que je ne pouvais pas retracer dans mon esprit, seulement je l'avais déjà vu. Une longue ligne rouge s'est déroulée devant moi. Cette ligne n'était pas réelle. Non, elle ne pouvait pas l'être. Elle était beaucoup trop claire, beaucoup trop lumineuse. Mais surtout, une seconde plutôt, elle n'était pas là. Je ne comprenais plus. Mes idées se sont brouillées. Mon cœur battait si fort. Alors c'était ça ? C'était ça, la folie ? La vraie... Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

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