Lorsque F. ouvrit les yeux ce matin là, il ne dormait plus depuis longtemps. Il savourait immobile la douceur des premiers rayons de soleil sur sa joue gauche. Il pensait aussi, à la perfection de cet instant, aux milliards de vie dont la journée débutait comme lui, à la profondeur voluptueuse de son épais matelas. Il songeait à l'état de détente absolue que traversait son corps, à la légèreté des draps qui le couvraient et ne pouvait s'empêcher de souhaiter que tout soit ainsi, pour toujours. Mais l'éternité ne peut exister si, comme chez F. en cette aube printanière, retentit le cri d'agonie du vieux réveil à double cloche trônant sur la table de chevet. La première onde sonore n'était en effet pas encore parvenue à ses oreilles que F. fut saisi d'un fol emportement, aussi dévastateur que sa frustration de ne pouvoir poursuivre la rêverie béate qu'il avait entreprise jusque-là. De quel droit cet objet métallique, minable et si frêle qu'il aurait pu tordre de ses mains, de quel droit cet assemblage ferrailleux le soustrayait-il aux délices savoureuses de la somnolence ! F. poussa un long soupir de rage avortée : il était désormais bel et bien éveillé. Ne restait qu'à s'extraire de ses draps accueillants et affronter le jour déjà bien né, jour ordinaire et bruyant d'un calme plat à peine rompu par le gazouillement des premiers oiseaux migrateurs de retour en métropole après leurs pérégrinations tropicales. F. adorait cet instant, lorsqu'il s'étirait, lentement, avec l'application d'un apprenant ou d'un nouveau né découvrant le délicat contact du tissu sur la peau. Lorsqu'il s'étirait, donc, et sentait insufflée à tout son être une douce pulsion de vie, diffuse mais puissante, qu'accompagnait immuablement le sentiment d'une profonde sécurité ; en ce seul instant il ne pensait à rien que son plaisir, tout concentré qu'il était sur ses sensations.
Après plusieurs minutes d'intense hésitation, F. rabattit les draps au bout de son lit, en sortit et fit quelques pas, tout étourdi de s'être levé trop rapidement. Il jeta son regard par la fenêtre : tout brillait, tout semblait si brûlant et artificiel dehors, alors que le carré de soleil qui transperçait le double vitrage de son appartement et s'affichait comme une projection sur son lit lui paraissait parfaitement authentique. Rien ne le pressait de s'aventurer au-delà du seuil de sa chambre, lui-même encore moins. Sous ses pieds, le parquet essoufflé gémissait. F. songea brièvement que son aspect terne et vieillot laissait à désirer, se rappelant aussitôt qu'il n'avait ni le temps ni la volonté de s'en occuper. En réalité, F. n'avait de temps pour rien ni personne. Non pas qu'il travaillât pour un employeur tyrannique ou eût à souffrir de nombreuses contraintes matérielles qui l'auraient accaparé, mais il consacrait chaque seconde de son existence à magnifier cette vie qu'il adorait, à la parer de grandeur et de vérité, à en observer la beauté en ses moindres traverses. En un mot, il l'écrivait. Il brodait délicatement sur le tissu immaculé des pages des scènes de la vie courante, des interactions humaines, un simple sourire ou le clignement d'une paupière. Il percevait dans le rythme des mots le flot des saisons, des années, des vies, et lorsque sa plume parcourait longuement à tempo régulier le papier, l'ostinato alors produit traduisait pour F. l'indicible durée du monde. Quant à son écriture, une succession de liés et de déliés souplement tracés sans autres ruptures que celles inhérentes à l'orthographe, elle restituait à merveille la succession des états d'âme de tout Homme comme un flux ininterrompu, dont les éléments constitutifs ne se juxtaposent pas mais se pénètrent plutôt dans une pure hétérogénéité. Au-delà de cela, il voyait dans la mélodie des phrases la transfiguration de l'Humanité et l'unique biais par lequel il pourrait la magnifier, en élevant son caractère baroque jusqu'aux cimes terrestres, ces sommets enneigés tout couverts de flocons parfaitement harmonieux, à l'image de la Nature. Selon F., l'art mais surtout la littérature constituait la seule rédemption imaginable pour une Humanité pécheresse d'être trop vulgaire ; son seul espoir d'effleurer l'absolue beauté de la Nature et d'échapper à un destin médiocre.