Le mirage du désert bleu

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Chaque jour on évolue. On a l'impression de voir la même personne devant le miroir, et les autres ont l'impression de nous connaître. Mais de minuscules changements s'opèrent à chaque instant, trop petits pour que l'on s'en rende compte. Des cellules meurent, d'autres les remplacent, parfois, rien ne les remplace.

Malgré le temps qui passe, on se dit qu'on n'a pas vraiment changé. Certes, il y a une évolution physique : on a pris un peu de poids, on a un peu moins de cheveux, on a plus souvent mal au dos. Mais hormis ces quelques exceptions, on a l'impression d'être toujours le même, jusqu'à ce moment fatidique. Ce moment où l'on tombe sur une vieille photo. On avait 25 ans, ou 27 ans, on ne sait pas vraiment. Un jeune homme sourit sur la photo, il a l'air heureux. On se demande alors ce qu'il s'est passé entre cette photo et aujourd'hui. Alors on cherche, on essaye de deviner ce qu'il s'est produit. On se le demande, mais on le sait exactement. Il s'agit d'elle, il a toujours été question d'elle de toute façon. Cette fille, que le jeune homme tient dans ses bras. Elle aussi a l'air heureuse, mais on se souvient qu'elle savait jouer la comédie, et qu'avec elle, on ne pouvait jamais savoir.

On se souvient alors de l'idylle qu'était cette fille. On se souvient qu'aucune expérience n'égalait celle de faire l'amour avec elle, si ce n'est peut-être de la voir sourire. Chaque baiser était différent du précédent, et à chaque fois, c'était agréable. Parmi les milliers de baisers qui composent des années de relations, il n'y en avait pas deux qui se ressemblaient. On se souvient alors de ce moment, communément appelé bonheur, et qu'on appelait simplement la vie avec elle. On se souvient de ne pas lui donner de nom, car on raconte là une histoire universelle, celle que bien des hommes connaîtront. Cette histoire ne se vit qu'une seule fois, mais le goût et la sensation qu'elle laisse vous marquent à jamais. On n'est plus jamais le même, et ce n'est pas lié qu'aux cellules.

Après sept années de relation avec une femme, la première, la seule qu'on ait jamais aimée, on se souvient qu'on s'est retrouvé seul. C'était arrivé sans que l'on ne puisse le prévoir. On se souvient des larmes, des mains sur l'épaule, des "si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là", des histoires qu'on ne raconte pas aux enfants, des pourquoi, des médecins, des autres. On se souvient aussi du vide, de la solitude, du sens qu'on a essayé de donner à ça ; sans pouvoir y parvenir.


On s'est alors senti comme un marin dans une barque, au milieu de l'océan. Sans bateau, et sans aucune destination. L'océan était déchainé dans un premier temps, puis il s'est calmé, et il est revenu son état naturel d'océan : calme le jour, et agité la nuit.

On se trouve encore dans cette barque. La même barque, dans le même océan, toujours aussi agité quand vient la nuit. Parfois, on se surprend à ramer. On essaye, on active tous nos muscles, on se dit que cette fois-ci, on ramera assez loin, que cette fois-ci, on atteindra la terre. Alors on rame, sans voiles, à contre-courant, on pousse, on s'épuise. Et viens le moment où, exténué, on s'arrête. On regarde le ciel aussi bleu que l'océan, et on se rappelle que l'on est perdu au milieu de l'immensité. Alors on se raccroche à cette photo, on la revoit elle, et on touche la terre ferme. Mais il ne s'agit là que d'un mirage. Un mirage dans un désert bleu pétrole.

Pendant ce temps le monde court, et on court avec lui. On gagne plus d'argent, on voit d'autres femmes, on fait d'autres choses ; on essaye. La journée c'est facile de faire semblant, mais quand vient la solitude de la nuit, on se dit que malgré ce que dit la science, on ne change pas vraiment.

Dans notre barque, on ne distingue que le bleu immense. Alors on espère. On espère qu'un jour, on verra un oiseau, signe qu'une terre est proche. On espère qu'un jour, on racontera cette histoire de barque aux Amérindiens, et qu'on rira en fumant. Mais pour l'instant, on se trouve quelque part entre l'Europe et l'Amérique, au milieu du continent de la solitude, là où il n'y a rien d'autre qu'une barque et où l'horizon a été tué.

Le temps passe et la nature suit son cours. La glace fond, l'eau s'évapore, la rivière ruisselle, le ciel pleure et la pluie tombe, jusqu'à l'océan. Chaque goutte est renouvelée, et lorsque toutes les gouttes ont été renouvelées, il ne s'agit plus du même océan. Pourtant, il continue à porter le même nom, car c'est plus simple pour les hommes de le nommer ainsi.

On est comme l'océan. On a changé, mais on porte toujours le même nom, car c'est plus simple d'être nommé ainsi. Pourtant, on a perdu quelque chose. Alors on patiente, on attend que la pluie, la rivière, ou un quelconque fleuve nous rapportent ces quelques gouttes, celles-là qui faisaient la différence. On espère retrouver notre composition, retrouver notre unité, notre totalité. On prie pour que ces cellules essentielles nous reviennent, même si on sait cela impossible. On sait que l'océan aura toujours un trou béant en son sein. Un trou impossible à combler, dans lequel se cachent certainement les pires monstres marins. Ce sont eux qui agitent l'océan quand vient la nuit. Charybde et Scylla, l'Hydre, le Léviathan, qui sait ce qui se cache dans ces profondeurs. Des monstres bien trop gros pour que l'on puisse les affronter seul sur notre barque.


Mais un jour, sans que l'on aie eu à combattre, le trou dans l'océan commence à disparaître. Il y a quelque chose de différent, c'est la pluie. La pluie a apporté de nouvelles gouttes, des gouttes que l'on n'avait jamais vues. Des gouttes au parfum de fleurs, qui doivent provenir de la montagne. On pense avoir trouvé des yeux dans lesquels se perdre et un sourire à aimer. On commence même à oublier notre condition de marin solitaire. On oublie presque qu'il y a bien longtemps, on a quitté le port de Marseille, avec une femme qui aujourd'hui n'est plus là. On oublie presque, mais on n'oublie pas vraiment, cela n'est pas possible. On sait que l'on aura toujours une cicatrice quelque part sur le corps, et que le cycle des cellules n'y changera rien, pourtant, même si la cicatrice est toujours là, la douleur, elle, commence à s'effacer.

Pour la première fois depuis bien longtemps, l'océan est calme alors qu'il fait nuit. Et sans même que l'on s'en rende compte, la barque se met à avancer, guidée par le courant, en direction des Amériques.

Le mirage du désert bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant