Le silence de mon étoile filante {présélection #TheWattys2022}

1. FROZEN - Maéva - 2018

Traverser la porte de cet établissement, où j'ai vécu la plus déroutante période de ma jeunesse, me donne un sentiment étrange. Je suis frappée par la nostalgie, les couleurs des murs et l'odeur des lieux sont identiques à mes souvenirs. J'ai la sensation d'être revenue chez moi après un long voyage, alors qu'à une certaine époque, j'entrais moi aussi dans cette école comme étudiante en graphisme. Aujourd'hui, c'est pour accompagner ma fille que j'emprunte à nouveau les corridors du Collège Ahuntsic.

Élodie a voulu suivre mes pas. Elle aurait pu s'inscrire dans un autre cégep*, mais c'est sur la rue Saint-Hubert qu'elle a décidé de tracer sa voie. J'ai accepté sans broncher d'aller à la réunion d'information, sans me douter que notre vie tranquille pouvait être menacée.

L'aura de Mathias flotte tout autour de moi. Un frisson me traverse. Mon corps a détecté sa présence et je ne serais pas étonnée de le voir surgir au tournant du prochain corridor du pavillon Gutenberg. Je me suis souvent empêchée de penser à lui, les regrets ne m'étaient d'aucune utilité et je n'en pouvais plus de me sentir coupable. Mais à cet instant, plongée dans cet univers où nous avons appris à nous connaître, il m'est impossible de le chasser de mon esprit.

— Mama, tu viens, je crois que c'est par là, me signale Élodie en me ramenant dans le présent.

Ce surnom ne m'a jamais quitté dès ses premiers mots alors qu'elle n'arrivait pas encore à prononcer «Maéva». The Black Eyed Peas était très populaire et Hey mama était l'une de ses chansons préférées. Depuis sa tendre enfance, Élodie a baigné dans mon univers musical. Que ce soit dans l'auto ou dans notre ancienne maison, les succès actuels et ceux de ma jeunesse résonnaient dans notre quotidien. À l'école élémentaire, alors que les étudiantes étaient pâmées sur Justin Bieber, Élodie faisait jouer à tue-tête des morceaux de Skrillex dans ses écouteurs. Ses amies avaient sursauté en entendant les mixes de ce DJ à leur soirée pyjama. Elles avaient été encore plus surprises de découvrir que son intérêt pour le dubstep lui venait de sa mère.

À l'exception de nos goûts musicaux communs, ma fille est en tout point mon opposé, autant dans son allure vestimentaire, que dans sa facilité à entrer en relation avec les autres. Tous ceux qui croisent son chemin sont curieux d'en apprendre plus sur elle. Je suis persuadée qu'elle va s'intégrer à tous ces gens de façon naturelle, à l'inverse de ce que j'ai vécu de mon côté.

Je la suis dans cette classe où je me souviens très bien avoir eu des cours jadis. La pièce n'a presque pas changé, à l'exception du mobilier et des équipements informatiques. Les ordinateurs ne ressemblent pas aux premiers modèles G3 colorés avec lesquels j'ai tout appris. Une vingtaine d'iMac à écrans plats de 27 pouces trônent sur les tables de travail. Je possède le même appareil chez moi, c'est évident que je devrai le partager avec Élo.

Je regarde les futurs collégiens autour de nous, certains sont entourés de leurs parents et d'autres figurent seuls. Je suis heureuse d'accompagner ma fille, c'était impératif que je vienne avec elle aujourd'hui. Élodie est mon amie, ma complice et mon unique famille. J'ai toujours souffert d'une insécurité maladive face à mon rôle de mère. N'ayant pas de modèle parental ni d'affection provenant de qui que ce soit durant ma jeunesse, j'ai eu du mal à être maternelle avec Élodie. Je ne peux m'empêcher de scruter les autres en me demandant si j'ai été à la hauteur.

Je ne vois pas entrer le titulaire, trop occupée à observer un père et sa fille à ma gauche. C'est dans ces instants-là que l'absence de Benji se fait le plus ressentir. J'ai tourné la page, je suis forte maintenant, du moins c'est ce que je m'efforce de croire. Lorsque s'élève cette voix grave au-dessus de toutes celles présentes dans la classe, Benji quitte mes pensées d'un seul coup.