Je n'ai pas grand chose : 28 ans, un petit boulot que je n'aime pas, célibataire.
Mais j'ai ce souvenir de toi qui me prend dans les bras pour me dire au revoir devant les tables de ce bar mal éclairé. Je me suis lovée dans ce souvenir. Ça a été le déclic. J'étais prête, enfin, à partir, à me jeter dans le vide. Je n'ai jamais eu de bras dans lesquels me réfugier, sauf à cet instant là, ce bref, court, délicat, insaisissable, instant, de quelques secondes...
Le lendemain, j'ai pris ma petite voiture, j'ai collé sur le toit intérieur les images d'Alexander Supertramp, de Sandrine Bonnaire dans le film d'Agnès Varda "Sans toit ni loi", les images de "hobo", des clochards célestes, mais aussi de mes idoles de toujours - Alexandra David Néel au Tibet, Ella Maillart chez les Ouïghours en Chine et tant d'autres femmes qui ont pris la route seules. J'ai pris mes livres préférés : ceux de voyageuses et de mystiques.
Je n'ai pas de direction sauf celle que le soleil me dicte. C'est décidé, je n'appartiens qu'a l'été, à ce qu'il voudra bien faire de moi. Est-ce une bonne idée de vendre mon âme à l'été ?
1e arrêt: Le bar
Un vieux motel m'attend après une longue journée à rouler sur des routes insipides. Je jette mon sac à dos sur le sol, puis moi-même sur le lit. Avec mon bras, j'essuie les gouttes de sueur qui perlent sur mon front.
J'étais soule ce soir-là dans le bar, j'ai écrasé tes pieds dans un mouvement non maîtrisé, comme un dernier reproche. Ta copine était chez toi, elle t'attendait. Moi aussi je t'attendais, depuis longtemps, plus longtemps qu'elle. Mais le temps ne compte pas en amour, n'est-ce pas ? Je suis revenue chez moi, dans mon petit appartement où je vis seule, et j'ai compris que personne, jamais, ne m'avait attendu.
J'ai dormi d'un sommeil écrasant, sans rêves. Au matin, le soleil brûlait déjà les champs au loin. Douche, ou pas douche ? Non, j'ai envie de garder cette odeur de liberté sur moi. J'ai envie d'être sale, de sentir mauvais, seule dans ma voiture, de m'autoriser à ne pas me plaire, à me décevoir, à me sentir bien dans un état sauvage entretenu. A me sentir dans un corps.
2e arrêt: La maison
Mes cheveux collés par la sueur, le vent et le sel dansent doucement près de la vitre de la voiture. Je veux une tête vide. Vidée de tout, sauf de l'été. Je veux sentir mes yeux brûler au contact du soleil et me réchauffer de l'intérieur. La route devant moi est droite, elle longe la mer. J'entends une mélodie à la radio. Un peu plus fort, puis à fond : " I believed that I had to be strong/ Just for you, so you wouldn't crack/ I used to, used to, but now I don't do that / Can't be a new person in an old place".
Ma peau se transforme petit à petit, le dos de mes bras prend une forme dure, craquelée, un mélange d'eau, de sel, de sable, de sang coagulé, de peau humaine. Cette étrange nouvelle peau s'étend au cou, au visage, puis à tout le corps. En fond les notes de musique semblent scander ma mutation : "Can't be a new person in an old place".
Une maison en pierre, abandonnée, se dessine au détour d'une petite route. Pas tout à fait une maison, mais plutôt une grange, presque totalement fermée, avec du foin. J'y jette mon sac à dos en regardant la mer au loin et mon corps qui a changé.
Il ne s'était rien passé entre nous pendant cette soirée dans la maison d'un ami en commun. Quelqu'un avait lancé à côté de toi un sympas :"elle fait guindée celle là !" en me désignant du menton. Alors tu t'es retourné et tu as posé ton regard sur moi. Je crois que je n'ai jamais vu quelqu'un me regarder sans bouger comme ça. Un verre à la main chacun, on n'a pas bougé. Le plus drôle, c'est que ce n'était même pas gênant. Au bout de quelques secondes, j'ai senti que j'étais une maison abandonnée dans ton regard. Je me cherchais dedans, comme on cherche après un fantôme. J'ai compris pourquoi j'ai toujours adoré les maisons hantées. J'ai pensé : "maintenant je ne suis plus le seul fantôme dans la maison, tu y es aussi".
A nouveau un sommeil lourd. Je me suis vue en rêve nager dans la mer avec un corps fait de cloques brulantes et de sel, les cheveux châtains épais et longs, les yeux jaunes avec des pupilles de reptile. En quoi m'as-tu transformé ?
3 arrêt: La mer
J'ai pris conscience que ça faisait 3 jours que je n'avais pas bu. Comme les animaux dans le désert, j'accumulais l'eau dans mon corps et j'y puisais ce dont j'avais besoin par un mystérieux mécanisme. Depuis 3 jours j'étais seule. Est-ce qu'il n'y avait plus personne sur terre ou est-ce que j'avais choisi un coin où il n'y avait personne ?
Je me souviens que je me suis dit "si je peux toucher cet homme, alors je serais la plus heureuse du monde, même un bref instant". Si je te l'avais dit, tu serais resté stoïque, comme à ton habitude. Une étrange créature qui ressent mais qui ne parle pas.
J'ai garé ma voiture sur le parking devant la plage où il n'y avait personne. Absolument personne. J'ai enlevé mes vêtements, inutiles avec ma nouvelle peau. J'ai dénoué mes cheveux. Lentement, je me suis glissée dans l'eau comme on entre en sommeil. Je me suis laissé submerger, sans peur, j'ai nagé longtemps vers l'horizon.
Les années ont passé. La voiture sur le parking a rouillé, les photos se sont décolorées. Les livres dans la voiture ont jauni. La plage est restée inhabitée après mon départ dans la mer. Personne ne me trouvera, puisque tout le monde a disparu, et que personne, jamais, ne m'a attendu.
Chanson évoquée : "New Person, Old Place" de Madi Diaz
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Mutation
FantasyQu'est-ce qui se transforme en soi quand on a trouvé un refuge puis qu'il nous échappe, nous laissant à nouveau seul ? Comment faire face au vide et à la solitude qu'engendre une séparation ? ....