Été 2015
Un portrait de mère Teresa est accroché au mur du salon, à l’endroit où on pourrait installer une télévision si on avait les moyens de s’offrir ce genre d’appareil, ou même une maison équipée de murs qui puissent le supporter.
Ceux d’une caravane ne sont pas faits de la même matière ; ils s’émiettent sous les ongles comme de la craie, pour peu qu’on les gratte.
Un jour, j’ai demandé à ma mère, Janean, pourquoi elle gardait un tableau de mère Teresa au mur du salon.
— Cette salope était un imposteur, m’a-t-elle répondu.
Ce sont ses mots, pas les miens.
Je crois que, quand on fait partie de la lie de la société, on a tendance à souligner le pire chez les autres par pur réflexe de survie. On se concentre sur la noirceur des gens dans l’espoir qu’elle masque la nôtre. C’est ainsi que ma mère a passé toute sa vie. À constamment chercher le pire chez les gens. Même chez sa propre fille.
Même chez mère Teresa.
Janean est allongée sur le canapé, dans la position où elle se tenait lorsque je suis partie travailler chez McDonald’s, il y a huit heures. Elle contemple le portrait de mère Teresa, enfin, pas vraiment. On dirait que ses pupilles ont cessé de fonctionner, d’enregistrer.
C’est une toxicomane. Je m’en suis rendu compte vers l’âge de neuf ans mais, à l’époque, elle n’était accro qu’aux hommes, à l’alcool et au jeu.
Avec les années, c’est devenu de plus en plus évident et plus dangereux. Il y a environ cinq ans, alors que je venais d’en avoir quatorze, je l’ai surprise pour la première fois en train de se shooter à la meth. Quand on commence à en consommer régulièrement, on voit sa durée de vie se réduire assez vite. Un jour, à la bibliothèque de l’école, j’ai cherché sur Google. Combien de temps peut-on vivre avec une addiction à la méthamphétamine ?
Entre six et sept ans, a répondu Internet.
Plus d’une fois je l’ai trouvée inconsciente, mais là, c’est autre chose. Ça semble définitif.
— Janean ?
Une sorte de calme imprègne ma voix, plutôt déplacé en ce moment ; elle devrait être tremblante, inexistante. Je me sens un peu gênée par ce manque de réaction.
Je jette mon sac à mes pieds sans quitter son visage des yeux, à l’autre bout du salon. Dehors, il pleut, et je n’ai pas encore fermé la porte d’entrée, si bien que je me fais toujours copieusement doucher ; mais je ne songe pas un instant à me mettre à l’abri alors que je regarde ma mère en train de regarder mère Teresa.
Janean a un bras posé sur le ventre et l’autre qui pend au bord du canapé, les doigts traînant sur le tapis râpé. Elle est un peu enflée mais ça lui donne l’air plus jeune ; pas que son âge – elle n’a que trente-neuf ans –, mais plus jeune que sa toxicomanie ne pourrait le laisser croire. Ses joues sont un peu moins creuses ainsi, et les rides qui se sont formées autour de ses lèvres ces dernières années donnent l’impression d’avoir été adoucies par le Botox.
— Janean ?
Silence.
Sa bouche béante laisse apparaître des restes jaunes de dents écaillées et pourries. On dirait que la vie l’a quittée au beau milieu d’une phrase.
Voilà un moment, déjà, que je m’attendais à cette scène. Parfois, quand on déteste quelqu’un, on ne peut s’empêcher d’imaginer, au beau milieu de la nuit, comment tournerait votre existence si cette personne venait à mourir.
Je l’imaginais différente. Beaucoup plus dramatique.
J’examine encore un peu ma mère, pour être sûre qu’elle n’est pas dans une sorte de catalepsie. Je m’approche un peu d’elle et m’arrête en découvrant qu’une aiguille pend de son bras, juste à l’intérieur du coude.
Dès que je l’aperçois, la réalité me revient en pleine figure et j’ai un haut-le-cœur. Je fais demi-tour et détale de la maison. J’ai l’impression que je vais vomir, alors je m’adosse à la rampe pourrie, en essayant de ne pas trop m’appuyer pour qu’elle ne se casse pas sous mon poids.
Je suis soulagée dès que je vomis car je commençais à me demander pourquoi je réagissais si peu à ce moment qui risque de changer toute ma vie. Je ne vais sans doute pas piquer une crise d’hystérie comme pourrait le faire une fille devant sa mère dans de telles circonstances mais, au moins, je ressens quelque chose.
Je m’essuie la bouche avec la manche de ma blouse McDonald’s, m’assieds sur les marches malgré la pluie qui s’acharne sur moi par cette nuit sans lune.
Mes cheveux et mes vêtements ruissellent, ainsi que mon visage, mais pas de larmes, juste de gouttes d’eau.
Yeux mouillés, cœur sec.
Les paupières fermées, je presse mes mains sur mon visage en essayant de comprendre si cette absence de réaction provient de mon éducation ou si je suis née ainsi.
Je voudrais bien savoir quel genre d’éducation est pire pour un humain. Le genre où l’on vous protège et on vous dorlote au point d’en oublier la cruauté du monde jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour acquérir les capacités d’adaptation nécessaires, ou bien le genre de foyer dans lequel j’ai grandi : la version la plus atroce d’une famille, où l’on n’apprend qu’une chose : survivre.
Avant d’avoir l’âge de travailler, j’ai passé de nombreuses nuits sans fermer l’œil car mon estomac criait famine. Janean m’a dit un jour que ces grognements provenaient du chat affamé qui vivait en moi et râlait parce que je ne l’alimentais pas assez. Après quoi, chaque fois que j’avais faim, j’imaginais le félin dans mon ventre, à la recherche de nourriture, et j’avais peur qu’il ne finisse par manger mes entrailles, si bien qu’il m’arrivait d’avaler des choses immangeables juste pour satisfaire le chat affamé.
Une fois, elle m’a laissée seule si longtemps que j’ai dû me gaver de vieilles peaux de bananes et de coquilles d’œufs récupérées dans la poubelle. J’ai même voulu avaler quelques morceaux de rembourrage du canapé, mais c’était trop dur à avaler. J’ai ainsi passé mon enfance terrifiée à l’idée d’être dévorée de l’intérieur par cet animal vorace.
Je ne sais pas si elle est restée absente plus d’une journée d’affilée mais, quand on est enfant, le temps s’étire terriblement si on se retrouve seul.
Je me rappelle une fois où elle entrée dans la maison en titubant, pour aller s’affaler sur le canapé et y rester pendant des heures. J’ai fini par m’endormir recroquevillée à ses pieds, terrifiée à l’idée de la laisser seule.
Le lendemain de cette cuite, je me suis réveillée pour la trouver en train de préparer le petit déjeuner, pas forcément ce qu’on mange habituellement à ce repas, comme à son habitude. Ce pouvait être des petits pois, des œufs, parfois une boîte de soupe de nouilles au poulet.
Vers l’âge de six ans, j’ai commencé à observer comment ma mère allumait la cuisinière le matin, car je savais que je devrais m’en occuper la prochaine fois qu’elle disparaîtrait.
Je voudrais bien savoir combien d’enfants de six ans doivent apprendre seuls à manipuler une cuisinière de peur de finir dévorés par leur chat intérieur.
Pur hasard sans doute. La plupart des enfants ont des parents qu’ils regretteront après leur décès. Tandis que les autres, comme moi, les préfèrent morts. La meilleure chose que ma mère ait pu faire pour moi était de mourir.
*
* *
Buzz m’a dit de m’asseoir dans sa voiture de patrouille, pour m’abriter de la pluie pendant qu’ils emportaient son corps. Je les ai regardés la sortir sur un brancard, recouverte d’un drap, puis la mettre à l’arrière d’un fourgon des pompes funèbres. Ils n’ont même pas fait mine de l’emmener dans une ambulance. Pas la peine. Dans cette ville, quand on décède à moins de cinquante ans, c’est en général à cause d’une addiction.
Peu importe laquelle, on finit par en mourir.
J’appuie ma joue sur la vitre et essaie de contempler le ciel. Pas d’étoiles, ce soir. Je ne vois même pas la lune. De temps en temps, un éclair zèbre les amas de nuages noirs.
Comme moi.
Buzz ouvre la portière arrière et se penche à l’intérieur. La pluie n’est plus qu’une bruine, si bien qu’il a le visage humide, mais ça lui donne plutôt l’air de transpirer.
— Je peux te déposer quelque part ? s’enquiert-il.
Je fais non de la tête.
— Tu veux appeler quelqu’un ? Je te prête mon téléphone.
— Non merci, ça ira. Je peux rentrer chez moi, maintenant ?
Je ne sais pas vraiment si je tiens à regagner la caravane où ma mère a poussé son dernier soupir, mais je n’ai rien de mieux à faire pour le moment.
Buzz s’écarte et ouvre un parapluie, bien que je sois déjà trempée, pour me protéger jusqu’à chez moi.
Je ne le connais pas très bien, c’est son fils, Dakota, que je connais, dans de très nombreux sens du terme. Je ne préférerais pas.
Je me demande si Buzz sait quel genre de fils il a élevé. Il passe pour un type correct. Il ne nous a jamais trop embêtées, ni ma mère ni moi. Parfois, il arrête sa voiture durant les patrouilles dans le parc à caravanes. Il veut toujours savoir si je vais bien et ça me donne l’impression qu’il s’attend à ce que je l’implore de me tirer de là. Mais non. Les gens comme moi sont très doués pour faire croire qu’ils vont bien. Alors je me contente de sourire, de dire que tout est parfait, et là, il sourit, comme soulagé que je ne lui aie pas donné une raison d’appeler les services sociaux.
Une fois de retour dans le salon, je ne peux m’empêcher d’examiner le canapé. Il me semble différent maintenant. Comme si quelqu’un était mort dessus.
— Ça ira pour la nuit ? interroge Buzz.
Je me retourne pour le découvrir sur le seuil, toujours avec son parapluie. Il m’observe, l’air compatissant, mais l’esprit sans doute concentré sur toute la paperasse que cette situation implique.
— Ça ira.
— Tu pourras te rendre demain au funérarium pour préparer l’enterrement. Quand tu voudras à partir de dix heures.
J’acquiesce, mais il ne s’en va pas pour autant. Il demeure sur place, pas trop sûr de lui, passant d’un pied sur l’autre, puis ferme le parapluie avant d’entrer, comme par superstition.
Son visage se crispe, son front chauve se plisse de rides.
— Tu sais, dit-il, si tu ne vas pas au funérarium, ils la mettront dans le carré des indigents. Il n’y aura aucune cérémonie, mais tu n’auras rien à payer.
Il semble gêné d’avoir lâché une telle suggestion. Ses yeux se posent sur le portrait de mère Teresa et il baisse la tête, comme si elle venait de le gronder. Je me hâte de répondre :
— Merci.
De toute façon, je doute que qui que ce soit veuille assister à son enterrement.
Triste mais vrai. Ma mère était une solitaire ; elle ne voyait des gens que dans le bar qu’elle fréquentait depuis près de vingt ans, mais ce n’étaient pas des amis, juste d’autres paumés comme elle, qui se retrouvaient pour passer du temps ensemble.
Leur nombre ne fait que diminuer à cause de l’addiction qui ravage cette ville. Et puis les personnes qu’elle fréquente ne sont pas du genre qu’on montre à un enterrement. La plupart doivent être recherchées par la police ; elles évitent de se rendre à tout événement organisé de peur qu’il ne s’agisse d’un piège.
— Veux-tu appeler ton père ? reprend-il.
Je le dévisage un instant, consciente de ce que je vais finir par faire. Je me demande juste combien de temps je peux encore gagner.
— Beyah, énonce-t-il en insistant sur le son du e.
— Ça se prononce Bay-euh.
Je ne sais pas pourquoi je le corrige, alors qu’il le dit mal depuis qu’on se connaît et que je ne m’étais jamais donné cette peine jusque-là.
— Beyah, rectifie-t-il. Je sais que je ne suis pas chez moi, mais… tu dois quitter cette ville. Tu sais ce qu’il arrive aux gens comme…
Il s’interrompt, comme si ce qu’il allait dire risquait de m’insulter.
Alors je termine la phrase à sa place :
— Aux gens comme moi ?
Il a l’air encore plus gêné ; pourtant, je sais qu’il parle en général. Les gens avec des mères comme la mienne. Les gens sans le sou qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs que dans cette ville, qui en viennent à travailler dans un fast-food jusqu’à l’abrutissement et que le cuisinier leur offre un petit truc qui leur donne l’impression que c’est la fête et qu’avant de s’en rendre compte ils ne puissent plus se passer de ce petit truc, au point de poursuivre cette sensation plus intensément que la sécurité de leur propre enfant, et qu’ils finissent par se l’injecter en regardant mère Teresa avant de mourir accidentellement quand ils ne cherchaient rien d’autre que d’échapper à cette misérable situation.
Buzz paraît mal à l’aise dans la caravane. Et moi je ne souhaite qu’une chose : qu’il s’en aille. Je me sens plus navrée pour lui que pour moi-même, alors que c’est moi qui ai trouvé ma mère décédée sur le canapé.
— Je ne connais pas du tout ton père, mais je sais qu’il payait le loyer de cette caravane depuis ta naissance. Ce qui laisse entendre que cela valait mieux pour lui que de vivre dans cette ville. Si tu as ailleurs où aller, n’hésite pas. Cette vie que tu as menée ici… n’est pas digne de toi.
C’est sans doute la chose la plus agréable qu’on m’ait jamais déclarée. Dire que ça vient du père de Dakota…
Il a l’air de vouloir ajouter quelque chose, à moins qu’il n’attende ma réponse. Toujours est-il que c’est dans un total silence qu’il hoche la tête puis s’en va. Enfin.
Une fois la porte d’entrée fermée derrière lui, je me retourne vers le canapé, que je fixe tellement longtemps que mon regard se brouille. Bizarre comme la vie peut subitement changer entre le lever et le coucher.
Malgré moi, je dois reconnaître que Buzz a raison. Je ne peux pas rester ici. Je n’en ai jamais eu l’intention mais, au moins, je pensais disposer du début de l’été pour préparer mon départ.
J’ai travaillé comme une malade pour quitter cette maison ; début août, direction la Pennsylvanie, en bus.
J’ai obtenu une bourse pour jouer dans l’équipe de volleyball de Penn State. En août, je change de vie, et ce ne sera pas grâce à ma mère, ni parce que mon père m’aura sortie de la misère.
Ce sera grâce à moi.
Je veux pouvoir m’attribuer cette victoire.
Je veux être celle qui est responsable de sa nouvelle vie.
Je refuse qu’on donne à Janean le moindre crédit dans une réussite potentielle. Je n’ai jamais parlé de cette bourse, ni à elle ni à personne. Pas plus qu’à mon père, d’ailleurs, je ne suis même pas sûre qu’il sache que je joue au volley.
J’ai juré à mon entraîneur de garder le secret, sans accepter le moindre article dans la presse, ni aucune séance photo pour l’album du lycée.
Je suis le résultat du coup d’un soir. Mon père vivait dans l’État de Washington, mais il se trouvait en voyage d’affaires dans le Kentucky quand il a rencontré Janean. J’avais trois mois quand il a appris qu’il l’avait mise enceinte. Il a su qu’il était père le jour où elle lui a remis la demande de pension alimentaire.
Jusqu’à mes quatre ans, il n’est venu me voir qu’une fois, après quoi il m’a payé des vols pour l’État de Washington, afin que ce soit moi qui lui rende visite.
Il ne sait rien de ma vie au Kentucky, ni des addictions de ma mère. Il ne sait rien sur moi, si ce n’est le peu que je lui ai raconté.
Je suis très secrète à propos de moi. Le secret reste ma seule monnaie d’échange.
Je n’ai pas plus parlé de mes études à mon père qu’à ma mère. Je ne veux pas qu’il s’enorgueillisse d’avoir une fille capable de ce genre de chose. Il ne mérite pas d’être fier d’un enfant pour lequel il a fourni si peu d’efforts. Il croit qu’un chèque mensuel et quelques coups de téléphone sur mon lieu de travail suffisent à compenser le fait qu’il me connaît à peine.
Il n’est père que deux semaines par an.
Ça l’arrange qu’on vive si loin l’un de l’autre. Je n’ai vécu avec lui que quatorze jours par été depuis mes quatre ans et, depuis deux ans, je ne le vois plus du tout.
À seize ans, je suis entrée dans l’équipe universitaire de volley, alors j’ai cessé de lui rendre visite, en prétextant que ce n’était plus possible, et il a fait semblant d’être déçu.
Et moi, je fais semblant de regretter d’avoir tant de travail.
Désolée, Brian, un chèque mensuel fait de toi un homme responsable, mais pas mon père.
Soudain, on frappe à la porte et je sursaute en laissant échapper un cri. Je me retourne et découvre le propriétaire par la fenêtre. Normalement, je ne devrais pas ouvrir à Gary Shelby, mais je ne suis pas vraiment en mesure de l’ignorer. Il sait que je suis réveillée. Il a fallu que j’utilise son téléphone pour appeler la police. Sans compter que je voudrais savoir quoi faire avec ce canapé que je ne veux plus voir dans cette caravane.
Je lui ouvre et il s’engouffre dans le petit espace pour se protéger de la pluie, en me tendant une enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un avis d’expulsion.
Venant de quelqu’un d’autre, ça m’aurait étonnée.
— Elle vient juste de mourir. Vous n’auriez pas pu attendre une semaine ?
— Elle a trois mois de retard sur le loyer et je ne loue pas aux adolescents. Alors soit je signe un nouveau bail avec une personne de vingt et un ans, soit tu vas devoir déménager.
— Mon père lui envoie l’argent tous les mois. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Janean a dit qu’il avait cessé de payer ces derniers mois. Il se trouve que M. Renaldo cherche quelque chose de plus grand, alors j’ai pensé que j’allais pouvoir lui proposer…
— Gary Shelby, vous n’êtes qu’un connard.
— Les affaires sont les affaires. J’ai déjà envoyé deux avertissements à ta mère. Tu as certainement de la famille ailleurs. Tu ne peux pas rester toute seule ici, tu n’as que seize ans.
— J’ai eu dix-neuf ans la semaine dernière.
— Peu importe, tu dois en avoir vingt et un. C’est la loi. Sans compter qu’il faut payer régulièrement son loyer.
Je suis sûre que ces processus d’expulsion doivent passer par les tribunaux avant qu’il ne puisse me jeter dehors, mais à quoi bon, alors que je n’ai aucune envie de rester ici ?
— J’ai combien de temps ?
— Je te donne la semaine.
La semaine ? J’ai vingt-sept dollars en poche et nulle part où aller.
— Vous ne pouvez pas me laisser deux mois ? Je pars pour l’université en août.
— Ça aurait été possible si tu n’avais pas déjà trois mois de retard. Là, on en arriverait à cinq et je n’ai pas les moyens d’offrir près d’une demi-année de loyer à qui que ce soit.
— Espèce de connard, sifflé-je entre mes dents.
— Tu te répètes.
Je parcours mentalement une liste d’amis potentiels chez qui je pourrais passer les deux mois à venir, mais Natalie est partie pour la fac dès qu’on a obtenu nos diplômes, afin de commencer les cours d’été. Quant au reste de mes amis, soit ils ont laissé tomber les études pour devenir des sortes de Janean à leur tour, soit leur famille les en a empêchés.
Il y a Becca, mais elle a ce beau-père chelou… je préférerais encore vivre avec Gary que de me retrouver avec ce type.
Il ne me reste qu’une dernière solution.
— J’ai besoin de votre téléphone.
— Il est tard. Je te le prêterai demain.
Je passe devant lui et descends les marches.
— Vous auriez pu attendre l’enterrement pour me dire que je suis une sans-abri !
Je traverse sous la pluie le chemin qui mène à sa maison. Gary est la dernière personne de ce parc de caravanes qui possède encore une ligne téléphonique, et comme la plupart d’entre nous sommes trop pauvres pour nous payer un portable, tout le monde se sert de celui de Gary. Du moins quand on a payé son loyer et qu’on n’essaie pas de l’éviter. Voilà près d’un an que je n’ai plus appelé mon père, mais je n’ai pas oublié son numéro, qui n’a pas changé depuis huit ans. Il m’appelle au travail au moins une fois par mois mais, la plupart du temps, je ne réponds pas. Je ne vois pas ce que je pourrais raconter à un homme que je connais à peine. Je préfère éviter les mensonges genre :
— Maman va bien. Le lycée va bien. Le travail va bien. La vie va bien.
Je déglutis en ravalant ma fierté et compose son numéro. Je m’attends à tomber sur le répondeur, mais non, mon père décroche :
— Ici Brian Grim, lâche-t-il d’une voix cassée.
Je l’ai réveillé.
Je m’éclaircis la gorge :
— Euh… salut papa.
— Beyah ?
Maintenant qu’il sait que c’est moi, il semble beaucoup plus alerte et inquiet.
— Qu’est-ce qui se passe ? reprend-il. Tout va bien ?
Janean est morte. J’ai ça sur le bout de la langue, pourtant je n’arrive pas à le dire. Il connaissait à peine ma mère. Voilà trop longtemps qu’il est venu ici ; la dernière fois qu’il a posé les yeux sur elle, c’était encore une jolie femme, qui n’avait rien de l’être squelettique et vacillant qu’elle allait devenir.
— Oui, dis-je alors. Je vais bien.
— Pourquoi appelles-tu à cette heure-ci ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai travaillé tard et je ne trouve pas toujours un téléphone.
— C’est pour ça que je t’ai envoyé ce portable.
Il m’a envoyé un portable ?
Je préfère ne pas lui poser la question, certaine que ma mère l’a vendu pour les saloperies qui traînent maintenant dans ses veines froides.
— Écoute, papa, je sais qu’on ne s’est pas vus depuis un bout de temps, mais je me demandais si je ne pourrais pas venir te voir avant de commencer l’université.
— Évidemment, répond-il sans hésitation. Dis-moi quel jour et j’achète le billet.
Je jette un coup d’œil vers Gary ; il se trouve à quelques pas de là, en train de lorgner mes seins. Alors je me détourne.
— Demain, ce serait possible ?
Un court silence s’ensuit puis j’entends un mouvement au bout du fil, comme s’il sortait de son lit.
— Demain ? Tu es sûre que tout va bien, Beyah ?
Fermant les yeux, je bascule la tête en arrière avant de lui mentir encore :
— Oui. Janean vient de… Je dois faire une pause. Et tu me manques.
Il ne me manque pas du tout. Je le connais à peine. Mais je suis prête à tout pour m’échapper d’ici au plus vite. J’entends les doigts de mon père en train de taper sur un clavier et il se met à marmonner les horaires et les noms de compagnies aériennes.
— Je peux te prendre un vol United pour Houston, demain matin. Il faut que tu sois à l’aéroport dans cinq heures. Combien de jours veux-tu rester ?
— Houston ? Pourquoi Houston ?
— Je vis au Texas, maintenant. Depuis un an et demi.
C’est sans doute le genre de chose qu’une fille devrait savoir sur son père. Au moins, il n’a pas changé de numéro de téléphone.
— Ah oui, j’avais oublié, dis-je en me grattant la nuque. Tu pourrais juste me prendre un aller simple pour le moment ? Je ne sais pas trop combien de temps je vais rester. Peut-être plusieurs semaines.
— D’accord, je m’en occupe tout de suite. Une fois à l’aéroport, va voir un agent de United pour qu’il imprime ta carte d’embarquement. Je t’attendrai au retrait des bagages à ton arrivée.
— Merci.
Je coupe la communication sans lui laisser le temps d’ajouter quelque chose. Lorsque je me retourne, Gary me désigne la porte du pouce.
— Je peux te conduire à l’aéroport, mais pas gratuitement.
Son sourire me soulève le cœur. Lorsque Gary Shelby propose de rendre service à une femme, ce n’est pas pour de l’argent.
Si je dois accorder une faveur à quelqu’un pour ce trajet, je préférerais qu’il s’agisse de Dakota.
Je connais Dakota et, même si je le méprise, c’est quelqu’un de fiable.
Je reprends le téléphone et compose son numéro. Mon père a dit que je devais être à l’aéroport dans cinq heures, mais si j’attends, Dakota risque de s’endormir et de ne pas répondre à mon appel. Je dois profiter de la situation tant que ça reste possible.
À mon grand soulagement, il décroche :
— Sérieux, Beyah ? On est en pleine nuit.
Pas un allô, ni un bonjour, ni un tout va bien ? Je m’éclaircis la gorge :
— Il faut que j’aille à l’aéroport.
Il se met à marmonner que je n’arrête pas de l’embêter. C’est complètement faux. Peut-être que je ne représente qu’une transaction pour lui, mais il semble ne pas s’en lasser.
Il a dû s’asseoir car j’entends son lit craquer.
— Je n’ai pas d’argent, maugrée-t-il.
— Ce… ce n’est pas pour ça que je t’appelle. J’ai besoin qu’on m’emmène à l’aéroport. S’il te plaît !
— Donne-moi une demi-heure, grogne-t-il.
Et il raccroche. Moi aussi.
Je passe devant Gary et m’arrange pour claquer la porte en sortant.
Avec les années, j’ai appris à ne pas faire confiance aux hommes. La plupart de ceux auxquels j’ai eu affaire sont comme Gary Shelby. Buzz, ça va, mais je n’oublie pas qu’il est le père de Dakota. Ce Gary Shelby en plus beau et plus jeune.
Il paraît qu’il existe des hommes bien, pourtant je commence à me demander si ce n’est pas un mythe. La plupart ont l’apparence de Dakota mais, sous toutes ces couches d’épiderme, une maladie coule dans leurs veines.
De retour chez moi, j’examine ma chambre, à la recherche de ce que je pourrais vouloir emporter. Je ne possède pas grand-chose qui vaille la peine de m’encombrer ; je récupère quelques vêtements de rechange, ma brosse à cheveux, ma brosse à dents, entasse le tout dans mon sac à dos.
Avant de passer la porte d’entrée pour attendre Dakota, je prends le tableau de mère Teresa, que j’emballe dans un sac de supermarché.
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Coeurs et Âmes
FanfictionBeyah 19 ans , vie misérable , pauvreté...., part vivre avec son père assez aisé dans une île avec sa femme et sa belle-fille Sara. Beyah qui a tant ignoré les garçons, va - t- elle tomber sous le charme de Samson ? Un mystérieux garçon ... Sera t...