Chapitre IX - L'Ange devenu Homme

185 38 150
                                    

Le lendemain, Eden assista à l'émergence de son protégé, qui sortait d'une nuit de sommeil où l'ivresse l'avait plongé. Une bien mauvaise idée, de boire seul. Il ne se doutait que trop bien de la sensation qu'il devait ressentir. Un mal de crâne bourdonnant, les muscles engourdis et l'envie pressante de se rendormir. Pauvre créature, ironisa-t-il en se remémorant la mère célibataire alcoolique qui avait été sous sa surveillance, des années auparavant.

Comme tous ses humains, elle était morte avant l'heure. D'un ulcère à l'estomac, si sa mémoire était bonne.

Il esquissa un demi-sourire moqueur lorsqu'Elias se plaignit en approchant de son armoire et tâtonna pour y saisir au hasard des vêtements capables de dissimuler son torse aux abdominaux naissants. Renaissants était d'ailleurs plus exact, songea-t-il.

Sans se soucier davantage de l'humain, Eden s'avachit dans son ennui. Le Temps passa, jours puis semaines. Et toujours, les secondes semblaient minutes et les minutes semblaient heures. Et toujours, l'Ange gardien se répétait qu'il n'en pouvait plus, de ce silence de mort dans lequel il était forcé de se murer. Et toujours, sa patience s'amenuisait.

Peu à peu, elle finit par s'épuiser. Toute créature possède des limites à ne pas franchir. Après six mois à supporter la solitude infâme, le mutisme ignoble, l'existence immonde, Eden atteignit sa limite. L'ange supposé solitaire ne désirait que parler, se moquer, se montrer. Il avait besoin d'être avec quelqu'un.

Et ce quelqu'un se nommait Elias.

Alors il décida de faire ce qu'il n'aurait jamais imaginé accomplir un jour. Il prit une décision hasardeuse, mue par le seul souhait de rompre le cycle de l'ennui qui rythmait ses interminables journées. Il pensa longtemps qu'il s'était agi d'une bonne idée. Avec le recul que lui offriraient les années à venir, il se rendrait pourtant compte que ce choix mènerait probablement aux pires évènements de ses deux cent dix-huit années. Aux meilleurs, aussi, mais il lui faudrait bien du temps pour l'accepter.

*

Assis dans une salle de travaux dirigés où personne ne discutait, Elias écoutait avec attention les explications que donnait son professeur. Petit homme bedonnant au crâne dégarni, à la barbe blanchie et aux yeux perçants, son apparence était loin d'être flatteuse. À cinquante ans, il paraissait déjà vieux, transpirait comme en été malgré les températures douces d'octobre. En revanche, ses cours d'Histoire de l'Art captivaient ses étudiants. Il parvenait à les intéresser, donnait vie à ses propos. En un mot, il s'agissait d'un excellent orateur.

Tout à coup, la porte s'ouvrit et le coupa dans sa présentation de l'exercice. Avec un froncement de sourcils, il délaissa le diaporama qui défilait et posa un regard sévère sur le nouveau venu sans dissimuler son agacement. Un jeune homme d'un peu plus de vingt ans, aux cheveux noir de jais qui tombaient dans sa nuque et aux yeux bleu nuit bailla et s'engagea entre deux rangées.

« Jeune homme, vous interrompez mon cours.

Vous interrompez votre cours, moi je n'ai rien dit.

— Auriez-vous l'obligeance de me décliner votre nom ? » dit le professeur en saisissant un stylo.

L'interpellé s'arrêta, gratta son cuir chevelu et se retourna. Pour qui se prenait cet énergumène aussi attirant qu'un blob fish ? Il pensait avoir le droit de lui parler ainsi ? Quelle prétention.

« Eden, dit-il avec une expression ennuyée.

— Votre nom de famille ? »

L'étudiant hésita un instant. « Juste Eden » dit-il avant de s'asseoir à côté d'un humain pas trop repoussant. Une fois sur sa chaise, il posa la tête sur ses avant-bras et somnola ; il était déjà épuisé alors que la journée commençait à peine. Cette idée de se mêler aux Hommes ne lui paraissait soudain plus si fantastique.

« Réveillez-vous, Eden », dit le professeur, avec un coup de papier sur la nuque.

Ce contact provoqua un brusque mouvement de recul et l'ange travesti ne referma pas l'œil malgré son désintérêt total pour le cours. Enfin, pour tromper l'ennui qui l'avait tenu à la gorge ces derniers mois, rien ne valait une nouvelle activité barbante. Lorsque la fin de la classe fut annoncée, il se leva sans attendre de connaître les devoirs. Il trouverait bien un moment pour copier sur Elias.

Elias qui, depuis l'arrivée de cet étrange personnage, n'avait cessé de le dévisager. Elias qui se demandait où il avait bien pu le rencontrer. Elias qui, soudain, réalisait que oui, il en était sûr, il l'avait déjà croisé ce « Juste Eden . » Mais il ne parvenait pas à se souvenir de quand, d'où, de comment. Qui était cet homme sans sourire qui scrutait le monde comme s'il s'était agi d'un ennemi à fuir ? Cet être intriguant au visage androgyne qui semblait si mal à l'aise dès qu'on l'approchait trop ? Cet Eden dont il ne savait rien.

Peut-être le garçon du parc qu'il croisait régulièrement. Ils avaient les mêmes cheveux, les mêmes yeux bleus, le même teint clair. Mais à la réflexion, non, ils ne se ressemblaient pas tellement. Juste Eden possédait un petit regard hautain, une lueur moqueuse, un buste légèrement avancé. Il transpirait d'un sentiment de supériorité. Il contemplait le monde en lui signifiant : « Tes yeux sont indignes de se poser sur ma personne parfaite . »

Ça, parfait, il l'était. Juste Eden était magnifique. Vraiment superbe, il ne pouvait le nier. Mais une beauté entachée par les yeux qui jugeaient. Elias comprit alors. Instinctivement, il sut qu'il avait trouvé à qui il lui faisait penser. C'était à Grandpa qu'il ressemblait. Il n'était pas baigné de la violente lumière qui entoura jadis son ami imaginaire, sa peau ne brillait pas d'un éclat surnaturel. Et s'il avait dû le dessiner, il aurait trouvé les couleurs sans mal. Pourtant, ils possédaient les mêmes yeux, qui signifiaient « Je suis parfait et je le sais . »

Au même moment, il croisa son regard froid. Son visage s'enflamma, il se détourna sans réfléchir. Il hissa son sac sur son épaule et, les joues brûlantes, il sortit de la salle, en adressant des suppliques muettes à quiconque l'écoutait, afin de ne pas croiser l'objet de son admiration. Peine perdue ; il tomba aussitôt sur les yeux aussi sombres qu'une nuit sans lune dans lesquels il égarait tous ses repères.

« La vue t'a plu ? dit Eden, la voix moqueuse et le visage indifférent.

— Oui », fut le seul mot qui franchit la barrière des lèvres de l'étudiant.

Le beau brun esquissa un sourire satisfait devant les bafouillements du jeune homme, à la recherche d'une phrase plus intelligente pour se rattraper. Puis, sans se défaire de son assurance, il s'éclipsa.

Eden commence à faire des bêtises, je dis ça, je dis rien

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Eden commence à faire des bêtises, je dis ça, je dis rien. Des réactions devant sa décision innovante ?

Prochain chapitre : « Chapitre X - S'il avait pu être fort »

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant