Eté 34

2034
Quelque part dans les Cévennes.

Naël, 13 ans, tombe sur cette photo de Greg et Eliott sur la plage en ouvrant un livre de recettes de son grand-père.

Naël entre dans la cuisine du vieux mas aux murs épais, le pas lent, il fait si chaud en cet après-midi de juillet, les cigales sont presque assourdissantes. La porte en bois grande ouverte qui donne sur le jardin laisse entrer la lumière éclatante de l'été à travers les feuilles du vielle arbre qui plissent dans une légère brise salvatrice.

Greg est à la tâche, droit comme un i, concentré sur ses tomates fraîchement cueillies, des Rose de Bern, les préférées d'Eliott car « les plus sucrées de toutes, comme un nectar de tomates mûres, tu vois ? » Il voit encore son expression enjouée et passionnée lorsque qu'ils choisissaient ensemble les variétés de fruits et légumes pour le potager de leur restaurant.

Naël adore observer son père cuisiner, depuis qu'il est petit, ça l'apaise. C'est un repère, un endroit où il semble que rien ne peut lui arriver. Il s'approche, se plante soudainement à côté de lui en lui tendant la fameuse photo de la plage :

« C'était où ça ? » demande-t-il, une boucle auburn rebelle lui barrant le front, rompant l'ambiance studieuse qui règne dans la vieille bâtisse. Greg soupire légèrement, il ne l'a même pas entendu entrer. Il lâche pourtant ses ustensiles aussi tôt et esquisse un sourire quand il voit le cliché.

Son fils semble enclin à renouer le contact, semble faire un pas vers lui à travers ce souvenir tombé entre ses mains. Et ça fait un moment que ce n'est pas arrivé. Le début de l'adolescence, une année scolaire compliquée et les semaines sans se voir ont mis à mal leur relation. Greg sent qu'il faut saisir l'opportunité. Il en a envie, il en a besoin.

« Tu as trouvé ça où ? »
« Dans le livre de recette de Papi dans la bibliothèque... »

Greg prend alors le temps de regarder la photo. Elle paraît tout droit sortie d'un album dont on ne saurait dater l'époque avec certitude. Il se trouve jeune et svelte. On ne voit pas le visage d'Eliott mais il se souvient parfaitement de cette journée, de cet instant volé, ses lèvres s'étirent de plus belle.

« C'était à la plage à côté de l'hôtel de Papi justement, l'été de tes 1 an... et il venait de me balancer du sable dessus...»
« Tu l'avais sûrement mérité. » répond Naël du tac au tac.
« Hey ! » Greg s'offusque.
« J'aime bien cette photo, c'est rare de voir des photos de vous deux en vacances à cette époque ! »

« C'était la première fois qu'on allait à la plage ensemble...» Greg se remémore alors cet après-midi là. Ils avaient passé des heures tous les deux sur cette plage, dans l'eau, à jouer, à batifoler comme des gosses, sans jamais regarder l'heure ou se soucier du regard des autres. Ils avaient déjà surmonté tant d'épreuves, et cette journée avait eu le goût de l'insouciance dont ils avaient trop souvent manqué cette année-là. Le goût de la peau salée et humide d'Eliott aussi, qu'il avait savouré longuement ce soir-là.

« Papa, je t'ai perdu là... »

Un courant d'air fait soudain claquer les fenêtres, et Eliott apparaît comme une vision, sa silhouette découpée par les rayons du soleil dans l'encadrement de la porte. Les bras ornés de deux paniers débordant de framboises, ses cheveux remontés dans un chignon abstrait dont s'échappe une multitude de mèches que la chaleur écrasante a gracieusement encrés à ses joues et sa nuque.

« Bon super, je vois que tout le monde est encore en vie ! » s'exclame-t-il en déposant son butin devant Greg et Naël avec le parfait degré d'ironie dans la voix.

C'est qu'ils s'étaient pas mal abîmés le père et le fils cette année : des portes avaient claqué souvent, le ton était monté parfois, et des mots blessants avaient volé d'un escalier à l'autre. Eliott, au premières loges, avait souvent joué le médiateur quand il le pouvait, n'hésitant pas tantôt à se confronter à son homme : « Greg, il a 13 ans... » rappelait-il sur l'oreiller à un Greg parfois sanguin d'exigence et de culpabilité, tantôt prenant sa défense auprès d'un Naël déboussolé, en colère contre la Terre entière. « Naëlito, il a juste eu peur, tu te rends pas compte... »

« El, regarde ce que j'ai trouvé ! ». El, c'est le petit nom que Naël a donné à Eliott malgré lui, lorsqu'il a commencé à parler. Il ne s'en est jamais défait depuis et Eliott adore ça. Il s'approche de son beau-fils et admire le cliché dans ses mains.

« Ooooh la jeunesse ! Y'a des années que j'ai pas vu cette photo » s'exclame-t-il en souriant « non mais quel beau gosse... » Il se tourne vers Greg avec un regard empreint de malice et de tendresse, déposant ses doigts délicatement sur la tempe à peine grisonnante de sa moitié.

Greg s'empresse alors de fondre son visage dans cette main familière et gracieuse dont lui seul connaît tous les goûts, les textures et les plaisirs.

Sacré été que fut l'été 2022...

« On lui raconte ? » demande Eliott
« Tu crois qu'il est assez grand ? » répond Greg dans l'unique but de taquiner son fils, ce qui marche instantanément. « Mais Papaaaaa » Greg le serre contre lui en riant.

« Mais c'est bon, allez-vous mettre à table, j'arrive. » Naël s'exécute dans la seconde, traçant telle une abeille jusqu'à la table de la terrasse devant Greg et Eliott amusés. Ils échangent un baiser furtif plein de douceur, comme pour venir ponctuer cette petite victoire.

Quelques minutes plus tard :

« Alors cette année-là, j'allais participer au championnat national de pâtisserie à l'hôtel de Papi, puis je suis tombée sur une vieille connaissance... » Greg triture la photo de la plage, la corne, Eliott la lui prend des mains. Il écoute attentivement son amoureux s'aventurer dans les péripéties de cet été si particulier, Naël et lui sont au spectacle. Greg y met du cœur et des touches de suspense, théâtral, expressif et plus vif qu'il ne l'a vu depuis plusieurs mois. Il l'aime tant, son Greg. Naël n'en loupe pas une miette, il semble fasciné et comprend aussi que son père prend un réel plaisir à partager cette histoire avec lui. Il est fin, ce tout jeune homme.

Eliott s'est installé légèrement en retrait face à eux, souhaitant laisser toute la place à ce moment de complicité retrouvée entre les deux bouclés. Greg lui jette souvent des regards chargés de connivence, de reconnaissance, d'amour et Eliott les soutient avec ferveur. Sous la table, leurs pieds et leurs jambes s'entrelacent, comme un jeune couple qui s'apprivoiseraient mais avec toute l'aisance et la puissance des années passées ensemble.

Et sous ce châtaignier centenaire, alors que le ciel se fait bleu sombre, que les cigales ont laissé place aux grillons, qu'il sirote son énième verre de Rosé d'une Nuit dont il a oublié l'année, qu'il distingue le rire adulescent de Naël, il sait qu'il était exactement là il doit être. À la maison.