5, Allée des Rêves

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Chaque être dans cet univers s’est sûrement déjà demandé pourquoi le ciel est-il bleu. Moi pas. Je préfère les questions plus complexes : quelle est la plus grande faiblesse de l’humanité ; qu’est-ce que la justice ; la morale est-elle une notion universelle ; par exemple. Aujourd’hui, je n’ai toujours aucune réponse à ces questions et je n’en aurais sûrement jamais, car après tout, ce ne sont ni les idées, ni la morale qui définissent ce que nous sommes, mais bien ce que nous en faisons. Pour moi, la justice fut, est et sera un pilier, une valeur fondamentale de la vie, bien qu’il n’y en ait malheureusement pas toujours.

Il y a cinq mois, mon avenir était déjà tout tracé. Et du jour au lendemain, tout s’est effondré. Il a suffi d’une lettre, d’un mot… Alors chaque soir, pour oublier mon incommensurable peine, l’alcool se distillant dans mon sang semblable à de l’écume bouillonnante devenait ma dose aphrodisiaque d’héroïne. Un jour, un certain Doryan m’accosta. Je ne relaterais pas notre échange – cela me porterai préjudice – mais, fait assez important pour être mentionné, il me proposa un travail dans son entreprise. Pourquoi moi, cette réponse non plus je ne l’ai pas, bien que j’aie accepté – probablement sous l’emprise de cette quintessence liquide inondant mon esprit.

Cette entreprise, je savais que je m’y plaisais beaucoup. Située au 5 Allée des rêves à Osny, il s’agit d’une sorte d’usine qui fabrique et vend du rêve liquide. Et le soir en rentrant accompagnée d’un important élancement dans la nuque, c’était littéralement tout ce dont je me souvenais. Il faut savoir que ces fragments de vie dont on peut se remémorer chaque instant sont d’une indicible importance pour moi. La connaissance du monde, de la vie, m’enrichit, et ne pas me souvenir est la plus cruelle des souffrance. J’ai néanmoins conscience que cela ne justifie point mes choix, et qu’aller à l’encontre du souhait de quelqu’un c’est s’exposer à un retour de flammes. Mais mon souhait de me remémorer était semblable à une obsession, et mon cœur l’emporta sur la raison : à chaque moment où seule la solitude me tenait compagnie, je rédigeais un rapport complet de tout ce dont j’étais capable de me souvenir. Il restait cependant de nombreuses zones d’ombres que je n’arrivais point à combler. Plus le temps s’écoulait, plus une sombre incohérence se formait et bientôt je ne voyais plus que cela : mes rares réminiscences ne représentaient qu’une seule heure de ma journée ; celle correspondant à la réunion hebdomadaire avec mon supérieur hiérarchique, à savoir Doryan.

Par un matin froid et venteux de décembre, je me trouvais souffrante d’un ennui qui ne m’était pas encore diagnostiqué mais décidais tout de même de me rendre au travail. Étant très indisposé, je ne parlais gère durant la réunion et feignis de boire quelques gorgées de mon breuvage chocolatée afin de ne pas froisser l’assistant du directeur. Et c’est à cet instant précis que ma chute fut annoncée brutale et vertigineuse.

Accompagnée par des dizaines d’autres collègues dont les noms m’étaient totalement étrangers, on me conduisit à travers un dédale de longs et sombres couloirs jusqu’à un hall de plafond bas à la lumière tamisée et meubler par de simples lits de camp d’un bleu céruléen. On me fit m’allonger et une infirmière s’approcha. Avec une fine seringue elle m’injecta un liquide trouble qui en se propageant dans mon réseau sanguin diffusa une douce chaleur. Une profonde quiétude s’empara de tout mon être et je me sentais et m’égarer et extravaguer. Et c’est à demi consciente que je sentis une aiguille s’enfoncer légèrement à l’arrière de ma nuque avant que je ne sombre dans un doux sommeil peuplé de pensées idylliques.

Lorsque j’émergeais de mon subconscient, un duo d’infirmiers s’affairait autour de mois. Leurs commentaires étaient des plus déconcertants : ils évoquaient les taux d’endorphine, de sérotonine, de dopamine et d’ocytocine qu’ils avaient récupérés. Je les ai donc questionnés : que m’avaient-ils fait, depuis combien de temps cela durait-il ? Personne ne m’a répondu. A la place on m’a mise dehors et on m’a dit « Ne reviens pas ». Le lendemain, une lettre arriva : renvoyé ; raison officielle : non respect des règles ; à lire : trop de questions.

Mais hier j’ai reçu un appel très étrange : Doryan m’a fixé rendez-vous afin de me remettre en personne mes effets personnels. Or je n’ai point souvenir d’avoir laissé quoi que ce fusse derrière moi en partant. Peut-être me fais-je des films, mais j’ai la profonde intuition que ce rendez-vous ne me réserve rien de bon. Car depuis que j’ai pris conscience de l’ampleur de l’exploitation humaine que représente cette usine, j’avance porté par ma peur.

Je ne sais pas ce qui va advenir de moi en ce jour pourtant si lumineux de Noël, peut-être rien du tout. Mais il me faut consigner mon histoire, au cas où je ne serais plus de ce monde d’ici quelques heures. Alors, à vous qui avez trouvé ce journal, sachez que je m’en vais sereine, en sachant qu’un jour la vérité fera surface. A ma chère mère, aujourd’hui je t’ai pardonné et j’espère que tu pourras en faire de même. Car pardonner c’est accepter d’avoir perdu le contrôle sur un élément, une situation, accepté que chacun à sa manière de vivre, indépendante de la nôtre. J’ai pris conscience que la vie n’est pas noire ou blanche, qu’il suffit de volonté pour y rajouter de la couleur. Mais plus important encore, quand tout semble dérisoire, qu’il n’y a plus d’échappatoire, il faut toujours envers et contre tout lutter, ne pas abandonner.

Enfin, j’aimerais vous partager le plus important que la vie m’ai enseigné : il ne faut pas refouler une pensée qui nous rende triste, car c’est elle qui définit notre humanité et montre au reste du monde notre besoin d’être aimé.

Aéna Raphaëlle Vestaliez,

Le 25 décembre 2006

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