Autrui, c'est sans doute d'abord notre camarade de classe : c'est bien souvent sur les bancs de l'école que nous sommes confrontés à ce concept pour la première fois. Nous y sommes familiarisés avec cet adage avec lequel nos parents et nos professeurs nous ont rabattus les oreilles pendant tant d'années qu'on se demande pourquoi nous n'arrivons cependant pas à l'intégrer parfaitement : "ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse". C'est en effet à l'école primaire et même déjà à la maternelle que l'on nous apprend à ne pas frapper nos petits camarades, à ne pas les insulter, à ne pas les voler, à ne pas nous en moquer, etc.
En nous inculquant le concept d'autrui de la sorte, nous nous représentons spontanément et même immanquablement autrui comme celui ou celle avec qui j'interagis, comme l'individu auquel je fais face et qui est susceptible d'être affecté par mes prises de décision. Autrui, qui se veut pourtant une pure abstraction, a ainsi bien souvent un visage, un prénom, une identité connue. En un mot, autrui est conçu comme celui ou celle qui existe pour moi et que je distingue de ma propre personne.
Or, autrui ce n'est pas seulement le membre de ma famille, l'être que nous aimons, le camarade, le professeur, le collègue, le patron ou encore le voisin : autrui, c'est ce qui, comme moi, a au moins un intérêt quelconque et qui n'est pas moi. En effet, autrui c'est tout ce chez quoi je peux retrouver au moins un fragment de mon être, à commencer par le fait d'avoir au moins un intérêt quelconque, comme l'intérêt fondamental à ne pas souffrir, par exemple.
En déduisant toutes les implications logiques d'une telle définition d'autrui, l'on observe des choses étonnantes, qui viennent heurter de plein fouet nos a priori et nos représentations inconscientes de ce qu'est autrui. En effet, cette définition reconnaît, entre autres, aux êtres humains pas encore nés (les générations futures) ainsi qu'aux êtres vivants sensibles non-humains le statut d'autrui et les droits qui en découlent (la prise en compte de leurs intérêts en premier lieu).
Tout comme moi, l'être humain qui habitera un jour prochain le monde possède, par exemple, un intérêt à vivre dans un monde habitable et épanouissant, c'est-à-dire hospitalier, nourricier et sécurisé avant toute chose, mais aussi libre et judiciarisé, autant que faire se peut. En effet, puisque ma personne ainsi que toutes celles que je connais désirent s'épanouir dans un monde aussi paisible, plaisant et abondant que possible, alors je ne peux pas logiquement me convaincre que, si les humains de l'avenir pouvaient prendre, là maintenant, la parole, ils nieraient avoir le même désir, le même intérêt. Dit plus simplement, tout le bien que nous nous souhaitons à nous-mêmes, nous les vivants, nous devons également, en toute logique, le souhaiter aux pas-encore-vivants, car une fois advenus au monde, ils nourriront ce même souhait. C'est que si je prends la peine de me représenter les pas-encore-vivants, je retrouve en eux beaucoup de moi-même, mon humanité elle-même, de la même manière que je retrouve chez mes pairs que je côtoie ce qui fait de moi un être humain. Et puisque rien ne me justifie à croire que les pas-encore-vivants seront moins humains que nous ne le sommes, nous les vivants, je dois reconnaître que nous avons tous le même statut ontologique, les mêmes intérêts et donc les mêmes droits.
Ainsi, puisque je ne suis pas justifié à croire que mes pairs vivants ont davantage intérêt que les pas-encore-vivants à vivre dans un monde authentiquement habitable, je dois, lorsque j'agis, m'inquiéter non seulement des conséquences sur la vie (capacité et conditions de vie) de mes pairs vivants, mais également des possibles conséquences à long terme qui déterminent l'image du monde de demain, qui déterminent l'état du monde que l'on va laisser aux pas-encore-vivants lorsque nous disparaîtrons tandis qu'eux adviendront au monde.
Hans Jonas, dans son Principe Responsabilité le disait plus joliment, il y a plus de quarante ans déjà : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre."
En somme, autrui c'est parfois celui qui n'existe pas encore et qui ne peut donc prendre la parole pour défendre lui-même ses intérêts. C'est alors que nous devons faire un effort d'abstraction pour penser l'humanité au-delà des frontières de notre propre existence, à nous les humains vivants, afin de défendre les intérêts de celles et ceux qui ne peuvent pas encore le faire, faute de ne pas encore exister. Surtout, il faut, même si cela est dur, se convaincre que les intérêts des pas-encore-vivants doivent être mis sur le même plan que les nôtres, qu'il faut leur accorder une importance égale. La limite que nous sommes justifiés à poser à ce principe de prise en compte des intérêts d'autrui-pas-encore-vivant, c'est de ne pas avoir à renoncer à "une vie authentiquement humaine sur terre" (Jonas) : nous n'avons pas l'obligation morale de tout sacrifier pour préserver l'espèce humaine, pour garantir aux pas-encore-vivants des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il ne reste plus qu'à éclaircir où se situe le point de bascule entre la vie authentiquement humaine et la démesure, l'hybris et l'égoïsme.
Quant aux êtres vivants sensibles non-humains, il en va de même : nous devons leur reconnaître le statut d'autrui car nous retrouvons chez eux quelque chose qui nous caractérise également, nous les humains, à savoir un intérêt à ne pas souffrir. Les animaux non-humains doués de sensibilité, c'est-à-dire de la capacité d'éprouver la douleur, devraient se voir reconnaître un authentique droit à ne pas souffrir inutilement en raison de nos actes, de nos traditions et habitudes culinaires notamment ; comme j'ai pu l'expliciter plus tôt.
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Ce qui pourrait être mieux
SpiritualPetit recueil de réflexions (plus ou moins) philosophiques sur des problèmes de société majeurs, notamment la question de l'avenir de l'humanité et de la consommation de chair animale. Je suis candidement parti à la recherche des points aveugles de...
