Chapitre 2

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  Une mère décédée, une escale à Orlando et quelques heures de retard à cause de la météo plus tard, je suis arrivée.
Au Texas.
Dès que je descends de l’avion, je me sens fondre comme du beurre dans la chaleur de cette fin d’après-midi.
Je suis machinalement les panneaux menant à la zone de retrait des bagages pour retrouver ce père dont je suis à moitié issue et que je connais à peine.
Je ne garde aucun mauvais souvenir de lui. En fait, les quelques étés passés dans sa maison restent parmi les meilleurs souvenirs de mon enfance.
Mes sentiments négatifs proviennent plutôt des expériences que je n’ai pas connues avec lui.
Plus je grandis, plus je me rends compte du peu de mal qu’il s’est donné pour faire partie de ma vie. Parfois, je me demande à quel point je serais différente si j’avais passé plus de temps avec lui qu’avec Janean.
Serais-je quand même devenue cet être méfiant et sceptique si j’avais connu davantage de moments heureux ?
Peut-être. Ou pas. J’en viens à croire que les personnalités sont plus marquées par le négatif que par le positif.
Le positif ne s’enfonce pas négatif, qui peut tant vous salir l’âme. Au point qu’on n’arrive plus à l’effacer ; j’ai l’impression que les gens voient tout ce que j’ai pu subir rien qu’en me regardant.
Les choses auraient pu être si différentes pour moi si positif et négatif avaient pesé le même poids dans mon passé ; malheureusement, ce n’est pas le cas. Je pourrais compter sur mes dix doigts les moments positifs que j’ai vécus, tandis qu’il faudrait plus que ceux de tous les gens présents dans cet aéroport pour compter les préjudices que j’ai subis.
Il m’a fallu du temps pour m’immuniser contre le négatif. Pour bâtir ce mur qui me protège le cœur des gens comme ma mère. Des types comme Dakota.
Désormais, je suis en acier. Vas-y, le monde, attaque-moi. Je suis imperméable.
Arrivée au coin d’un couloir, j’aperçois mon père derrière la vitre de la zone de sécurité et m’arrête. Je vérifie ses deux jambes.
Voilà quinze jours que j’ai terminé mes études secondaires et, si je ne comptais pas le voir assister à ma remise de diplôme, quelque part, je l’espérais quand même. Mais, une semaine auparavant, il a laissé un message sur mon lieu de travail pour m’annoncer qu’il s’était cassé la jambe et ne pourrait donc pas effectuer le voyage jusqu’au Kentucky.
Apparemment, ça ne semble pas être le cas.
Encore heureux que je sois imperméable car ce mensonge est sans doute le genre de chose qui aurait dû me faire mal.
Il fait les cent pas devant le carrousel à bagages, sans aucune béquille. Je ne suis pas médecin, mais à mon avis, il faut plusieurs semaines pour se remettre d’une fracture. Au moins, il devrait boiter un peu.
Je regrette déjà d’être venue, alors qu’il ne m’a pas encore aperçue.
Tout s’est passé si vite, ces dernières vingt-quatre heures, que je n’ai pas eu le temps d’absorber tant de changements. Ma mère est morte, je ne remettrai jamais les pieds dans le Kentucky et je vais devoir passer les prochaines semaines chez un homme avec qui j’ai vécu moins de deux cents jours depuis ma naissance.
Mais j’y arriverai.
Il le faut.
Mon père se redresse à l’instant où je franchis le seuil de la zone sécurisée. Il s’immobilise, les mains dans les poches ; je le sens nerveux et, je l’avoue, ça me fait plaisir. Je voudrais qu’il s’en veuille de s’être si peu impliqué dans ma vie.
Je veux prendre les affaires en main cet été. Impossible de m’imaginer vivre avec un homme qui se croirait capable de rattraper le temps perdu en me chouchoutant. Je préférerais qu’on se contente de cohabiter sans se parler jusqu’à mon départ pour l’université, en août.
On se dirige l’un vers l’autre. Il a fait le premier pas, alors je m’arrange pour effectuer le dernier. On ne se serre pas dans les bras car je porte mon sac à dos et tous mes bagages à main, y compris le portrait de mère Teresa. Je préfère laisser assez d’espace entre nous afin qu’il ne me touche pas. Je n’aime pas ça, pas plus que les étreintes et les sourires forcés.
Comme les étrangers que nous sommes, qui ne partagent que leur nom de famille et un peu d’ADN, on se contente de se saluer de la tête.
— Waouh ! lance-t-il en me regardant. Tu as grandi ! Te voilà si belle, si grande… et…
— Et toi, tu as… vieilli.
Ça le fait rire, sans doute parce que c’est vrai. Ses cheveux noirs sont parsemés de mèches blanches, son visage s’est un peu rempli. Il a toujours été beau, mais la plupart des filles diraient la même chose de leur père. Seulement, maintenant que je suis adulte, je dois constater que c’est la vérité. Nul ou pas, c’est un très bel homme.
Pourtant, il a un peu changé et ça n’a rien à voir avec l’âge. Je ne sais pas d’où ça vient, ni si ça va me plaire.
— Combien de valises as-tu ? demande-t-il.
— Trois.
Le mensonge m’a tout de suite échappé. Je m’étonne parfois de mes propres affabulations. Encore un mécanisme de défense dû à mon enfance avec Janean.
— Trois grandes valises rouges. Je compte rester quelques semaines, alors j’ai tout apporté.
Le signal sonore retentit et le tapis se met à rouler. Mon père se dirige vers l’entrée des bagages tandis que je remonte la sangle de mon sac à dos où se trouve tout ce que j’ai apporté.
Je ne possède même pas de valise, alors trois rouges… mais s’il croit que l’aéroport a perdu mes bagages, peut-être proposera-t-il de remplacer mon inexistante garde-robe.
Bon, ce n’est pas très élégant de ma part. Mais, de son côté, il n’a pas la jambe cassée, alors ça nous met à égalité. Un mensonge pour un mensonge.
On attend quelques minutes dans un silence gênant ces valises qui ne viendront jamais.
Je lui annonce que je voudrais me rafraîchir un peu et m’offre une bonne dizaine de minutes aux toilettes. Je me suis changée avant de monter dans l’avion, préférant une robe d’été froissée à ma tenue de boulot, et je me contemple maintenant dans la glace.
Je ne ressemble pas beaucoup à mon père ; j’ai plutôt hérité des ternes cheveux bruns de ma mère mais tout de même de ses yeux verts à lui, et aussi de sa bouche. Janean avait des lèvres minces, quasi invisibles. Au fond, mon père m’a bel et bien légué un peu plus que son nom. Jusqu’ici, je n’avais jamais pensé que j’avais pu hériter quelques traits de mes parents. Je n’avais pas l’impression de faire partie de leur famille, comme si je m’étais adoptée quand j’étais petite et que j’étais livrée à moi-même depuis. Cette visite à mon père n’est jamais qu’une… visite. Je n’ai pas l’impression de rentrer chez moi, ni d’en être jamais partie.
Un chez-moi demeure donc un endroit mythique que j’ai cherché toute ma vie.
Lorsque je sors des toilettes, tous les autres passagers sont partis et mon père se trouve à un comptoir, en train de remplir des papiers.
— Aucun bagage n’est enregistré sur ce billet, observe l’employé. Avez-vous reçu un ticket ?
Mon père m’interroge du regard et je hausse les épaules d’un air innocent.
— J’étais en retard, alors c’est maman qui les a déclarés pendant que je faisais imprimer mon billet.
Je m’éloigne du comptoir, l’air de m’intéresser à une affiche au mur. L’employé déclare qu’il nous tiendra au courant dès qu’on les aura retrouvés.
Mon père vient me rejoindre et me désigne la sortie :
— La voiture est garée là.
*
*     *
Au bout de quinze kilomètres, le GPS annonce qu’on en a encore une centaine à parcourir. La voiture sent l’après-rasage et le sel.
— Une fois que tu seras installée, Sara pourra t’emmener faire les boutiques pour que tu achètes ce dont tu auras besoin.
— Sara ? Qui est-ce ?
Mon père me jette un coup d’œil surpris, comme si je plaisantais.
— La fille d’Alana.
— Alana ?
Les lèvres crispées, il se retourne vers la route.
— Ma femme. Je t’ai envoyé une invitation au mariage l’été dernier. Tu as répondu que tu ne pouvais pas quitter ton travail.
Ah, cette Alana. Je ne sais rien d’autre d’elle que ce qui était imprimé sur le carton.
— J’ignorais qu’elle avait une fille.
— Bon, c’est vrai qu’on ne s’est pas beaucoup parlé, cette année.
Il dit ça comme s’il avait quelque chose à me reprocher.
J’espère que j’ai mal interprété car je ne vois en aucune façon ce qu’il pourrait trouver à redire. C’est lui, le parent. Je ne suis que le résultat de ses mauvais choix et d’une absence de contraception.
— On a beaucoup de choses à se dire, ajoute-t-il.
Il ne sait pas à quel point…
— Sara a des frères et sœurs ? dis-je en implorant le ciel que non.
Déjà, je suis choquée à l’idée de passer l’été avec quelqu’un en plus de mon père. Je ne supporterai pas davantage de tension.
— Elle est fille unique, étudiante en première année de fac ; elle passe l’été chez elle. Tu vas l’adorer.
On verra. J’ai lu Cendrillon.
Il se penche vers la clim.
— Tu trouves qu’il fait chaud ici ? Ou trop froid ?
— Ça va.
J’aimerais qu’il mette de la musique. Je suis mal à l’aise en sa présence.
— Comment va ta mère ?
Je me raidis à cette question :
— Elle…
Je ne sais comment lui dire ça. J’ai trop attendu, maintenant ça va paraître bizarre que je n’aie rien annoncé dès hier au téléphone. Ou, au moins, quand je l’ai retrouvé à l’aéroport.
— Elle va mieux que depuis longtemps.
Je me penche vers le côté du siège pour abaisser mon dossier mais, à la place du levier, je trouve une quantité de boutons ; j’appuie dessus jusqu’à ce qu’il commence à s’incliner.
— Tu me réveilles quand on arrive ?
Il fait oui de la tête et je me sens un peu mal à l’aise mais je ne sais combien de temps encore va durer ce trajet, alors que j’ai juste envie de fermer les yeux et de m’endormir pour éviter des questions auxquelles je risque de ne pas savoir répondre.

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