En des temps non pas immémoriaux, mais quelque peu reculés, de drôles de tentatives académiques voyait le jour dans des lieux nommés écoles, et dans lesquels l'ambiance se rapprochait pourtant plus de la jovialité d'un bar que du calme lourd d'un cadre scolaire. Le vin y coulait à flot, les potins allaient bon train, un quotidien moins morne que la maison de retraite pensa ce vieil homme, qui regardait avec passion une photo de cette époque illustre. Lui face à des enfants de beuverie, il se remémorait chaque seconde de cet instant comme s'il venait d'y retourner.
Le maître qu'il était, tendant sa longue et fine baguette en bois, pianote en rythme le tableau noir qui lui fait face et renvoie de disgracieuses sonorités d'ardoise martelée, aux élèves rangés par paires à leurs pupitres, disposés géométriquement dans la salle de classe. L'air goguenard de l'enseignant fait naître une cacophonie de gausseries parmi les écoliers, subjugués, de se trouver en face d'un oncle Tati ; cibiche ornant ses lèvres et venant couronner son sourire niais, mais chaleureux.
Il fume, il fume l'instituteur, ne distinguant même plus le cadre de schiste au mur contenant la leçon du jour, destinée à inculquer un semblant de français dans la tête de tous ces enfants écervelés, qui profitent de l'épaisse fumée grisâtre pour se chamailler à chaque salve de vapeur tabagique en provenance des poumons sans doute déjà grisé du professeur. Pour les accoiser, une épiphanie lui traverse l'esprit, le cours de français doit laisser place à l'apprentissage du tabagisme. L'âge n'est jamais un prétexte pour ne point attraper le cancer avec distinction et élégance.
Les cigarettes, distribuées d'une main de maître telles les cartes d'un jeu en vue de constituer les mains des futurs joueurs en passe de devenir des belligérants le temps d'un instant, fusent dans la pièce et sont manipulées machinalement par les bambins, ne sachant que faire d'un bâtonnet sans sucette à son extrémité. Tout penaud, Monsieur Tati débute ses indications et énumère des conseils à foison, couvrant toutes les étapes de son rituel quotidien, de l'allumage au tirage, en passant par l'observation de la robe, de la senteur goudronneuse et du dorée reluisant de ces cigarettes Malboro ; extirpées d'un paquet rouge déjà vidé alors que vendu le matin même chez le négociant en contrebas, qui sera en joie de savoir qu'un second compartiment à poisons longilignes repartira entre les mains du maître d'ici à la fin de la journée. Des allumettes viennent garnir les poignes enfantines des fumeurs en devenir, l'attirail est au complet, la séance peut commencer, à vos confiseries tabagiques ! Aspirez, gardez, ressentez, comprenez et relâchez, sans oublier de contrôler du début à la fin tous les éléments faciaux nécessaires à la conversion de nouveaux adeptes malboriens.
Bouche plissée, regard en biais, main faisant office de peigne organique dans les cheveux, prise de la tige jaune et blanche entre l'index et le majeur tout en maintenant le petit doigt relevé, font l'apparat du parfait carcinomateux qui se respecte. L'organigramme, apposé sur le tableau, détaille de façon minutieuse cette allure glorieuse que doivent adopter les enfants à l'avenir, en exécutant cette suite de gestes qui feront d'eux peut-être, les prochains apôtres du grand Malboro.
Qu'elle était belle la vie en rouge et gris, qui disparaît peu à peu du seul endroit où elle subsiste, la mémoire du maître, qui ne boit plus, ne fume plus ; pour se faire recouvrir sans vergogne par cette blancheur frigide qui tapisse tous les murs de sa chambre. Les enfants du maître, désormais retraité, n'aiment pas quand il appelle sa nouvelle maison « hôpital ». Mais il y est bien entretenu par tout un tas de médecins, d'infirmières et d'aides-soignants, qui lui donnent l'impression d'être de retour à l'école, mais cette fois-ci dans le rôle d'élève abêti, au cœur d'un lieu de joyeuseté aseptisée. Un lit somme toute confortable, des jeux de société, une télé à disposition, tout un tas de camarades, que demander de plus ? Et pourtant notre vieil homme s'ennuie à mourir, d'une maussaderie qui dure et d'un dernier sommeil qui ne vient pas. Chaque matin il entend Berger entonner le Paradis blanc depuis son réveil, seule petite distraction qu'on lui a accordée. Elle lui permet de tenir au sein de cet enfer blanc. Lorsque cette sonnerie retentit, il se lève et observe ce « paradis », le décalage entre les paroles et son ressentit le fait rire quelques secondes, c'est suffisant pour enlever un peu du noir qu'il lui restera à broyer le reste de la journée.
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Clopinette
Short StoryLe maître qu'il était, se réfugiant dans son passé d'amateur de clopinette ; pour mieux affronter son présent embrumé.