Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline 1936

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Comme la critique et la société françaises trouvèrent en Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, une dénonciation éloquente de l'absurdité triviale de la guerre en un style inédit dont la verve familière et pittoresque correspondait aux mœurs victorieuses, pacifistes et aspirant au désabusement des violences ; comme Céline raconta alors, même de façon romancée, une partie de ses faits d'armes, induisant une forme « d'héroïsme ordinaire » de ceux qui, n'ayant pourtant guère pris d'initiative et qui furent incapables d'anticiper la réalité d'un champ de bataille, eurent cependant motif à se fonder les protagonistes d'un récit d'au moins quatre cents pages ; comme la France entière, ainsi que c'est de coutume après un conflit, voulait se fabriquer une sagesse et un salut, du moins sous la forme d'une bonne conscience, en laissant admettre, à travers les œuvres qu'elle plébiscitait, qu'elle avait tiré les leçons de « l'horreur » et de « l'inhumain » (le Français au juste ne s'édifie de rien, ni de faits, ni d'événements, ni d'aucun traumatisme, sa vie mentale se fonde sur des préconceptions que les faits, auxquels il réagit en conformité, n'ont pour intérêt que de vérifier (les guerres mondiales à ce titre et comme je l'ai expliqué dans mon article « La Complaisance précède l'Inexpérience » n'ont toujours été pour l'homme ordinaire qu'un prétexte à asseoir ses « convictions »)) –, Voyage au bout de la nuit fut donc primé, obtint le Renaudot et manqua de peu le Goncourt (c'est Les loups qui recevra le Goncourt, Les loups de... de Guy Mazeline : le Renaudot une fois encore sera lot de consolation parce que ces jurys s'entendent pour qu'aucun éditeur ne soit en reste.) On érigea soudain Céline en chantre des désillusions provoquées par la guerre, atteignant une portée universelle en un message révélant, forme et fond, la corruption morale qu'elle engendre ; il devint, ce splendide amateur d'argots étrangement fluides et colorés, le peuple, tout le peuple français victime des violences dont il ne peut rien, dont il faut qu'il ne puisse rien, et qui le transcendent sauvagement comme quelque châtiment divin, ce peuple contraint « malgré lui » de s'adapter aux perfidies insolentes, aux vilenies écrasantes et surhumaines, d'un monde exerçant sur l'individu une pression hors de mesure, tendant à déformer ses bons esprits chaleureux de pure candeur, ce peuple français par défaut si juste, si héritier de la conception Rousseauiste de l'honnête homme perverti par les aléas de la société (comme le Français a fantasmé, par profit personnel, sur cette mièvrerie !). On remarqua évidemment l'originalité dont Céline abîmait le hiératisme classique du phrasé, construisant la savante bouillie interrompue et exclamative qui le caractérise, l'enchevêtrement vigoureux et mâle, interjectif et populacier, de la parole simple et blasée, style et mentalité sans « rehausse », dont la littérarité soignée se situe dans la sélection de cadences contraires aux affectations et aux préciosités jusqu'alors de l'écrit, et qui, je trouve, n'est pas sans évoquer par exemple l'intention des Camus ses successeurs estimant en gros que le style ne doit pas être une parure pour masquer des idées roguement normales, comme dans L'étranger. On imputa cette forme abaissée à un choix de tournures propres à rendre l'évocation des combats et des actions les plus absurdes et exténués ; la critique sans nul doute s'épancha sur toutes ces raisons, trouvant une représentation et un interprète à ses volontés d'estime-de-soi – qu'on voie comme la littérature « nationale », toutes œuvres censées caractériser un pays et un peuple, sont faillies, bardées de figures imposées, noyées d'imageries et de préjugés, et ne disent rien en vérité des nations qu'elles sont supposées représenter, sinon leur penchant unanime à se situer et à se voir au-delà de ce qu'elles valent – ; et l'on dut voir simultanément à l'occasion de cette parution : un héros, un récit national, une morale respectée, un style y contribuant ; toutes les conditions étaient remplies pour la célébration patriote. C'est ce qu'il faut en effet, ce gros prisme banal et superficiel, pour susciter l'engouement des foules ainsi que des observateurs aspirant surtout, pour plaire, pour la « réclame » à ne pas les contredire – c'était un malentendu bien sûr, on ne savait déjà plus la Critique en 32 – ; on voua donc à Céline le respect et l'admiration, la Patrie reconnaissante, Panthéon d'estime, héraut du Peuple, et l'auteur, là-dessus eut la naïveté de croire que c'était pour son œuvre et son œuvre uniquement, pour sa littérarité, qu'ainsi on le récompensait.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant