Bruges-la-Morte, Georges Rodenbach, 1892

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M. Berg, postfacier boomer de ce livre, rend un travail typique d'universitarien d'une d'époque fastidieuse et sans génie, être « thématique », d'héritage constructiviste ou formaliste, qui, dès sa première citation, prouve qu'il n'est pas ou n'est plus un philologue. Dans un texte, Rodenbach s'insurgeait de la représentation sculptée d'une danseuse nue sans ornement parce qu'il estimait que l'expression du désir, à laquelle il semblait admettre par principe le but de la danse, impliquait un style c'est-à-dire des effets liés à l'excitation et à la volupté ; voici donc la manière dont M. Berg « traduit » cette pensée : « Pour l'artiste, la réalité n'est délectable que si elle apparaît floue et voilée » (page 131). Il faut convenir que déformer ainsi un auteur est à peu près un comble de mauvaise foi. Ce genre d'homme a pris l'habitude de pérorer en références et interprétations dont la surabondance est supposée le gage d'un esprit vraiment œcuménique, au point qu'il ne redoute pas d'écrie à la suite des énormités comme : « Car il est bien évident que la conjonction de « la morte » (deux syllabes) et du nom de la ville (« Bruges ») ne produit qu'un syntagme impair. » (page 145) – on appréciera le spécialiste de la métrique française qui, pour faire passer un paradoxe un peu fort mais nécessaire à sa thèse, ose prétendre, comme pour s'en persuader, qu'elle est « évidente » (« Bruges-la-morte » : ça compte donc « évidemment » trois syllabes en poésie ?!). Puis, passé cinq lignes – il suffit d'attendre vraiment si peu –, M. Berg d'ajouter : « Ginette Michaux a d'ailleurs démontré que cette configuration impaire, composée de trois termes, conditionne en fait la « logique rigoureuse » de la narration de ce roman scandée par quatre temps » – vous avez bien lu, un roman « impair » en « quatre temps », oui, mais avec une « logique rigoureuse » ! Ma critique est déjà trop longue sur un professeur qui, sans être une exception – c'est par malheur toute l'école d'une certaine faculté de Lettres qu'on a formée à tel moule « admirable » – mérite encore moins de publicité que ce que fournit le blâme, mais cette espèce de rappel est toujours, je pense, de quelque éloquence pour rappeler l'indigence dont font preuve nos spécialistes qui, cependant et il faut le reconnaître, travaillent beaucoup... à quantité d'abstrusions et de faussetés (cela m'évoque ces assemblées générales du service public où l'on réunit des amateurs pour trouver enfin, mais ensemble, quelque chose à dire sur tel sujet vague et improvisé), et qui se résignent, sans en avoir conscience, à une vaste disparition du soi, philistins pour leur absence d'individualité dans l'art, et cuistres pour leurs bavardages de vanité appointés.

Dans un livre de 207 pages, Bruges-la-Morte est un récit qui en tient une soixantaine si l'on excepte les photographies de la ville censées aider à en visualiser une certaine atmosphère ; c'est donc plutôt une nouvelle, et sa structure narrative, avec resserrement d'intrigue, limitation des personnages et intention de chute, confirme cette appellation. Hugues Viane y est un veuf inconsolable, errant en fantôme dans les rues belges, et dont les habitudes rangées signalent une neurasthénie profonde et une mentalité de recueillement : son existence depuis des années se constitue fidèle et prisonnière comme en un interminable culte de la morte, hommage et rituel posthume, tribut perpétuel et mémoire sacralisée dont il résulte une paralysie du temps laissé à ne rien faire. Au cours d'une de ses promenades – d'ordinaire sempiternelles et monotones –, il croise une femme qui est le sosie troublant, incroyable, de son épouse défunte, et il est aussitôt saisi, foudroyé : il la suit, la rencontre, s'en sert pour reformer le couple d'origine sans rien lui dire de son passé et en se persuadant d'être pur d'infidélité puisqu'ainsi il sent honnêtement que c'est la morte qu'il honore. Intrigue astucieuse, sans révolution : on s'attend évidemment à ce que l'artifice ne dure pas, la femme de substitution étant condamnée, du moins en une intrigue vraisemblable, à n'être pas la copie durable de la trépassée, cette morte dont l'époux a conservé sous cloche la chevelure blonde, chevelure chérie qui, toute semblable chez la vivante, est ici par exemple une chevelure teinte.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant