Chapitre 1

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 Le dessin, c'est une véritable passion pour elle. Elle a appris toute seule, en regardant quelques tutos sur Youtube, sans jamais prendre un seul cours. Personne ne dessine dans la famille, c'est la seule. Elle adore.
Le crayon qui glisse, avec son bruit de frottement si distinct, contre le papier des petits carnets de croquis bas de gamme qu'elle s'achète à la papeterie d'Yvonne, au coin de la rue Carnot, juste à côté du kebab où travaille Amir.
Amir, c'est son confident. Pourtant rien ne les amenait à se connaître. Presque rien. Elle, elle est blanche, sa famille est blanche. Lui il est arabe. Si elle, elle écoutait ses parents, elle le fréquenterai surement pas. Parce qu'on sait jamais. C'est toujours eux qui font les problèmes, dit régulièrement sa mère, en certifiant ne pas être raciste pour bien préciser que c'est un  "fait" qu'elle vient d'exposer.
Non, elle ne les a pas écouté. Elle sait pas vraiment à quel point ces parents ont raison ou tord, mais elle a toujours considéré qu'une opinion sans preuve ne vaut rien. C'est comme ça qu'elle est. Elle veut voir les faits.
Et elle ne voit aucune violence chez Amir.
Même pas l'envie de lui subtiliser son porte-monnaie. Vraiment rien.
Par contre, elle voit dans son regard une écoute attentive, qu'elle ne trouve pas autre part. Elle s'est toujours demandé pourquoi elle avait cette sensation d'être écouté, vraiment écouté, seulement quand elle était avec lui.
Mais elle a la réponse, sans vouloir se l'avouer. Elle sait inconsciemment qu'Amir l'aime plus qu'il ne le fait paraitre. Elle s'en fout. Du moment qu'il l'écoute.
Parce que elle, elle aime pas Amir.
Enfin si.
Mais pas "comme ça".
Il est gentil, c'est tout. Et puis il fait des kebabs à peu près comestibles, aussi.
Cinq euros le menu boisson-frites-sandwich, c'est ce qu'il a fallut comme tarif pour que sa famille se retrouve dans ce fast-food pourtant très (trop) exotique à leur goût. Ses parents, ils préfèrent la cuisine française.
En fait, celle qu'ils ne peuvent pas se permettre. Elle trouve ça un peu triste.
Sa mère est femme de ménage, comme les trois quarts de ses amies, dans une agence de nettoyage. Elle est spécialisée dans le nettoyage des bureaux. Laver les claviers des ordinateurs, désinfecter les souris, prendre soin de la moquette de l'espace "happy working", enlever les miettes du sofa de la salle de "team building", dire bonjour poliment, en baissant mécaniquement les yeux vers le sol, à Roger, Directeur des Ressources Humaines d'une entreprise à laquelle elle n'appartient même pas, mais dans laquelle elle semble quand même avoir une place hiérarchique : la sous-merde.
Son métier, elle en est fière. C'est toute sa vie. Mais elle est bien consciente, depuis ses 30 années d'expériences, que son travail la tuera. Ces premières douleurs de dos sont arrivés il y a quelques mois, alors qu'elle se débarrassait,ménopause oblige, des souffrances ignobles que son endométriose neuropathique non-traitées lui faisait subir. Elle, Fara, elle a toujours voulu que sa fille s'échappe. Elle a appris le français pour le lui apprendre. Elle a coupé tous les liens avec le pays, histoire d'être sur que son enfant n'y retourne pas. De toute manière, il ne reste plus grande chose, plus grand monde, là-bas. Les bombes, c'est efficace. L'oubli, c'est impossible. On peut toujours essayer. Essayer d'oublier.

Fara s'est marié en Ukraine avec Volodimr Iulianov, plus simplement, Vlad. Vlad est né à Kiev, dans un quartier assez aisé, dans une famille assez aisé, et à eu, par conséquent, une vie assez aisée. Du moins dans sa première partie. De cette première partie, il ne veut plus se souvenir de rien. Il ne peut plus. Les deux.
Il aime à croire que la guerre a tout effacé de son histoire d'avant, car il est beaucoup trop douloureux de penser qu'elle eut put continuer. Il était garagiste.
On pourrait penser que c'était un métier dur, mal payé, épuisant, dangereux. Mais il avait de la chance Vlad, avant tout ça. Il dirigeait son garage, et ne touchait pas vraiment le camboui. C'était un "bon patron", comme disait souvent ses employés. Un bon patron qui a vu sa vie se renverser lorsque la guerre est arrivé, deux ans après son mariage avec Fara, cliente rencontrée par un incroyable jeu de circonstances. Il a dut produire des chars. Par solidarité patriotique, se plait-il à raconter aujourd'hui. Il en était fier, de son pays, de ses soldats. Il aurait voulu se battre, si son cœur n'était pas fragile. Mais un beau jour, il a fallut se rendre à l'évidence. L'ennemi était trop proche. Entre la barbarie patriotique et la survie de son enfant, il a fait le choix d'un père, et s'est enfui, laissant ses "bons employés" derrière lui. Ils survivront.

 Il n'en sait rien.

L'enfant en question, c'est Viktoria. Avec un "k". C'est ce qu'il a dit au gentil douanier français qui a vérifié leurs papiers d'identités, un sourire de compassion au lèvre.
Les français sont d'une générosité incroyable, un altruisme inébranlable comme dirait Fara. Peut-être aurait-elle eu plus de retenue si elle avait vu les milliers d'afghans, de syriens, d'africains mourir sous les ponts du périphériques parisiens, à la vue et au désintérêt de tous ces français héroïque.
Il est vrai que leur premier accueil s'est très bien passé. La croix-rouge, délégué par la préfecture de Paris, leur a offert pendant quelques jours le gîte et le couvert, dans un centre tout à fait agréable. Puis l'hôtel.
C'est dans cette période que l'euphorie fut la plus intense. Au sortir de la guerre, avoir le temps de visiter Paris en famille, de vivre l'abondance de la paix (ou plutôt de la non-guerre), c'est un bonheur immense. Éphémère. Un moment que la presse française ne tarda pas à exploiter dans un journal télévisé, dans lequel Vlad fut interviewé, flattant son orgueil. Honoré de l'occasion, il dit le plus grand bien du pays et de son accueil exceptionnel. Derrière lui, il ne les voyait pas, une queue de migrants à la peau plus foncé, trop, dirait certains, attendait l'ouverture de la préfecture, pour des papiers d'identités. Une ironie que les journalistes, et la plupart des téléspectateurs, ne virent pas, ou ne cherchèrent pas à voir. Vlad, lui, il lui avait fallut deux signature pour régulariser sa famille. Mais les privilèges ont une fin. Si la société française n'était "que" raciste, ça se saurait.

Le lendemain, ils recevaient une lettre. Une lettre d'avertissement : l'hôtel ne serait plus remboursé. Un logement en banlieue était disponible. On avancerait les frais. Il faudrait rembourser.

Vlad compris qu'ils redevenaient des immigrés comme les autres, les papiers en plus. Les mots prononcés à la télévision la veille, alors qu'il caressait son égo de ses propres paroles, lui étaient devenus amères. Fara ne put croire à la fin de la fête. Elle excusa, séduite par la formule diplomate de la missive, qui aurait sûrement été beaucoup plus brutale si la gestion des exilés ukrainiens n'intéressait pas autant la presse et les "humanistes" de la droite conservatrice au pouvoir. Fara, elle ne voulait pas comprendre. Son aveuglement transforma la haute tour d'Évry, leur nouvelle maison, en un beau château offert sur un piédestal de béton. Viktoria, elle, elle se laissait porter. Se poser des questions, c'est commencer à comprendre. Dans notre monde, comprendre, c'est entamer sa propre chute. Du moins c'est ce qu'elle pense. Donc elle dessine. Pour ne pas penser. Pour ne pas comprendre. Pour ne pas tomber.

- Si vous continuez comme ça, je vais vous mettre une interro maintenant, faites attention !

C'est la voix criarde de Madame Foch qui fit sursauter Viktoria sur sa chaise. Pourtant, la professeure de français émérite ne venait pas de se mettre à vociférer. Cela faisait bientôt dix minutes que son cours sur Molière s'était transformé en une véritable foire de discussions isolées les unes des autres, et la pauvre dame, feutre à la main, ne cessait de rappeler à l'ordre les turbulents par-ci par-là. Inutile de vous dire qu'elle n'y parvenait pas, et regardait d'un œil inquiet les minutes passer sur l'horloge standardisée accrochée sur le mur faisant face à son bureau. Elle ne finirait pas le programme. On était en septembre, et la certitude se présentait déjà à elle. Si seulement ils l'écoutaient,toutes et tous, au lieu de parler entre eux du dernier scandale footballistique, de la dernière rumeur lycéenne... Peut-être entendraient-ils la jeune étudiante passionnée de grands classiques littéraires et de théâtre baroque, qui jadis se mettait à pleurer de rire à chaque scène du Misanthrope. Ou peut-être qu'ils entendraient la cinquantenaire minées par un métier déclassé, impuissante face à un désintérêt qu'elle ne parvient pas à comprendre, sensible à une intuition floue, qu'elle n'explique pas non plus, que la profession qu'elle exerce tous les jours ne correspond en rien à la vocation de transmission qu'elle avait plus jeune.
Pourquoi ressent-elle cela maintenant, madame Foch, à quelques mois de la retraite?
Elle ne doit pas le sentir. Ce n'est pas le moment de sentir. C'est le moment de punir Killian qui vient d'envoyer par voie aérienne, dans un élan de confiance, une boule de papier dans la corbeille prévue à cet effet, certes, mais pas de cette manière, voyons.

Le calme ne reviendra pas, et bien heureusement. Bien heureusement, car dans les ténèbres du silence, on eut distingué dans cette salle de classe un tempo nerveux. Un frappement régulier. Ou plutôt, plusieurs frappements parfaitement synchronisés, répartis partout dans la classe. Des pieds qui tapent contre les pieds des tables, dans des mouvements involontaires, mais profondément coordonnées. Dans une école, rien de plus normal. En dehors du cadre scolaire, un signe de détresse mentale aigüe.




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⏰ Dernière mise à jour : Oct 26, 2022 ⏰

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