Chapitre 1 : Au manoir Delcourt

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     Hélène darda un regard mauvais sur le journal dans ses mains. La Sentinelle avait encore frappé, et cette fois, c'était sur sa petite protégée que ces maudits chroniqueurs avaient jeté leur venin. La vicomtesse détestait cordialement ce vulgaire papier à scandale et ne comprenait pas même comment on pouvait lire et apprécier pareil torchon. Si elle-même le lisait parfois, c'était uniquement pour se tenir au courant des cancans de bas étages, rien de plus. Enfin... elle devait bien avouer que les quelques petites lignes qu'on lui adressait lui avaient plu, mais ces quelques mots ne sauraient apaiser le courroux de la dame.

     D'un geste brusque, la vicomtesse froissa le journal et le jeta dans la cheminée où les flammes se repurent du feuillet.

     – Ils y vont tous de leurs petites suppositions fielleuses sans même connaître une once de la vérité, fulminait-elle.

     – Pour connaître la moindre petite once de vérité maman, il faudrait déjà que la première concernée parvienne à se souvenir au moins de son nom, lui répondit Louise, assise près d'elle sur le canapé à broder. Or je ne crois pas que Daisy se souvienne encore de quoi que ce fut pour l'instant.

     Et, se tournant vers l'intéressée assise sur le rebord de la fenêtre à regarder les flocons de neige voltiger, sa broderie lâchement abandonnée sur ses genoux, elle ajouta avec une timide lueur d'espoir dans le regard :

     – N'est-ce pas ?

     Daisy se tourna lentement vers elle, comme réveillée d'un long rêve. Elle avait la grâce d'un cygne et la beauté d'une fée avec sa peau de porcelaine, ses longs cheveux bruns aux reflets d'or et ses yeux couleur du ciel. Mère et fille ne parvenaient pas à comprendre comment on pouvait ne serait-ce que penser qu'elle puisse jouer la comédie tant son regard de biche semblait empreint de mélancolie. Il était plus qu'évident à leurs yeux qu'il lui manquait quelque chose, tout un pan de sa vie envolé quelque part et qui lui donnait cet air triste et rêveur qui la poussait à constamment regarder par la fenêtre comme à la recherche de quelque chose.

     Daisy secoua tristement la tête avec une élégance toute sienne.

     – Je suis désolée, dit-elle de sa voix si douce, je ne me rappelle encore rien.

     – Allons, ne soyez pas si triste mon enfant, soupira la vicomtesse avec douceur. Cela vous reviendra tôt ou tard, j'en suis sûre.

     – Et en attendant, ajouta sa fille qui avait quelques années de moins en apparence que la belle et amnésique Daisy, tu seras toujours la bienvenue à la maison, n'est-ce pas maman ?

     – Bien entendu mon ange, approuva cette dernière. Maintenant revenons-en à ta leçon, je te prie. Que me disais-tu sur l'Italie ?

     Et Daisy se détourna alors que Louise poursuivait son exposé, un peu hésitante parfois, sur ce pays frontalier qui leur semblait si loin. Elle reposa un regard troublé sur la Seine qu'elle voyait si bien depuis son perchoir. Cela faisait un peu moins d'une semaine maintenant qu'elle était apparue soudainement en plein cœur de Paris. Après avoir été emporté par son bienfaiteur, elle avait passé quelques jours alitée, prise d'une forte fièvre dont on crut qu'elle ne se réveillerait jamais. Mais, finalement, au matin du troisième jour, elle ouvrit les yeux et étonna tout le monde par son histoire. Pas de nom ni de passé, une simple chemise de nuit en lambeau et rien d'autre pour l'identifier.

     Daisy avait d'abord craint, en reprenant ses esprits, que la maîtresse de maison ne la jette dehors. Après tout, il était rare que les gens de la haute société accueillent ainsi de parfaits étrangers, encore plus quand lesdits étrangers ne se rappelaient pas même leur nom. Les gens aisés préféraient souvent se complaire dans leur petit monde loin de toute triste réalité précaire.

Eugénie (en pause)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant