Chapitre onze , Manureva reprend la mer.

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Chapitre onze , Manureva reprend la mer.


Les amarres furent larguées avant l'aube, le dix-septième jour après l'arrivée d'Alain à Amsterdam. Portés par le reflux, ils se dirigèrent vers la sortie de la lagune aux eaux troubles et retrouvèrent Panthalassa, le Grand Océan, au lever du soleil.

Une merveilleuse journée s'annonçait. Les deux hommes étaient tout à la joie de reprendre la mer, et dès les premières manœuvres, Alain put constater que Wiencke ne lui avait pas menti. Il se mouvait sur le pont avec une agilité de chat, il anticipait toutes les réactions du bateau, comme s'il avait déjà longuement navigué sur Manureva. Il passait sur les tubes de liaison pour accéder aux flotteurs, il jouait les funambules sur les rails d'écoute de la grand-voile et de l'artimon, avec une telle aisance qu'Alain avait l'impression troublante de naviguer avec son maître, Eric Tabarly, l'inventeur de Manureva, né Pen Duick IV.

Dès que la brise fut établie, ils firent route au nord nord-est, au bon plein sur mer belle. En appui sur le flotteur babord, le trimaran approchait les dix nœuds sans peine. Leur première destination était l'archipel volcanique vu des falaises quelques jours plus tôt. S'il y avait moins de méduses que le premier jour, des groupes d'orthoceras pointaient régulièrement à la surface, toujours à bonne distance du voilier. Peu à peu, la côte disparut. En début d'après-midi, sous un soleil torride, les sommets fumants de plusieurs îlots commencèrent à émerger de l'horizon.

Un des équipements rajoutés par Wiencke près du barreur, et doublé à la table à cartes, était un écran électronique sur lequel étaient réunies les données du radar et des autres instruments, sur un fond de carte régulièrement actualisé par satellite. Alain restait dubitatif face à ce jouet que Wiencke maîtrisait parfaitement. Recevoir des leçons de modernisme d'un homme mort quatre-vingts ans avant vous restait une expérience perturbante...

En fin d'après-midi, à quelques milles des volcans les plus proches, ils décidèrent de faire route au nord pour ne pas trop s'approcher des îles dans la nuit. Puis Wiencke se chargea de réchauffer les rations du soir. La qualité de ces repas, stockés en grande quantité dans la cambuse, obligeait Alain à convenir que les « patrons-fournisseurs » de Wiencke appartenaient bien à une société très développée. Ils n'avaient pas oublié le vin.

_ Inutile d'allumer les feux de route, fit remarquer l'équipier modèle à son skipper, quand la nuit tomba. S'il y a une chose qu'on ne risque pas, c'est bien de croiser un cargo !

Le vent diminuait à mesure que l'obscurité s'installait, et l'eau se faisait de plus en plus lisse. Seul un très léger sillage confirmait que Manureva avançait encore sous ses voiles à peine gonflées. La nuit était très belle, et chaude, et le ciel plein d'étoiles. Alain prit le premier quart, jusqu'à minuit. Wiencke s'installa pour dormir à la belle étoile sur le pont, entre la dérive et le grand-mât. Au loin, sur le continent, il devinait la lueur des éclairs, illuminant les nuages. Et à sa droite, Alain croyait apercevoir le rougeoiement de petites coulées de lave. La Lune n'était pas encore levée.

Un clapotis proche du bateau attira son attention. Il alluma sa lampe électrique et la dirigea vers l'eau noire. Un orthoceras de plus de deux mètres avait fait surface, et la lumière sembla le paralyser. Ses gros yeux de poulpe restaient fixes. Ses courts tentacules semblaient onduler comme une chevelure. Sa coquille était un long cône étroit et pointu, de couleur sombre. Peut-être attiré par la lumière, un second apparut, puis un troisième. Au bout de quelques minutes, ils étaient une douzaine, et de nombreuses autres silhouettes restaient entre deux eaux. Soudain, tous plongèrent ensemble.

Après avoir dormi au même endroit que Wiencke, car la chaleur accumulée à l'intérieur par la coque en aluminium était insupportable, Alain reprit son quart à quatre heures du matin. Cette fois, le bateau était immobile, le vent nul. Manureva balançait doucement sur une houle imperceptible. Le génois claquait parfois, et toutes les poulies grinçaient, secouées par les écoutes molles... La Lune était levée. Toutes les conditions étaient réunies pour s'endormir à la barre lorsqu'une chose étrange attira son attention. Une rangée de points lumineux semblait se déplacer lentement de droite à gauche sur l'horizon. Il se frotta les yeux. Le phénomène persistait. Il était impossible d'en estimer la distance.

L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant