De l'avis même de Gabriel Vicaire qui fut, sous le pseudonyme d'Adoré Floupette, l'auteur de ce livre, « Les Déliquescence ne sont qu'une fumisterie » qu'il jugeait « amusante » et qu'il craignait qu'on prît, non sans raison, « une tentative excentrique pour forcer l'attention à tout prix ». Il s'agit d'un travail plus ou moins potache ou difficultueux selon qu'on en juge par l'intention ou par l'élaboration, constitué d'une présentation biographique de l'auteur écrite par un encore faux « Marius Tapora » censément pharmacien de ses amis, ains que de dix-huit poèmes constituant des parodies de poètes que ma science littéraire m'empêche la plupart du temps de distinguer avec certitude.
La biographie est curieuse, hétéroclite, plaisante ; elle présente avec décalage un auteur successivement passé par les engouements et les vénérations d'à peu près tous les manifestes littéraires et poétiques de son époque, écoles qu'il a répudiées une à une sans mémoire ni égard pour ses tendresses passées, comme on méprise et dédaigne les stades successifs de sa jeunesse, jusqu'à atteindre un décadentisme symboliste qui constitue en 1885 une pointe perfectionnée et novatrice des ultimes conceptions artistes, évidemment et comme chacune, « transcendant » les autres. La façon systématique dont Floupette s'adonne à de jurées définitives adhésions qui se révèlent vite provisoires induit un ton de dérision cocasse, une inconstance des passions, et une satire des mœurs des artistes en les présentant comme des défenseurs de styles et de causes instables et variées, en quête sempiternelle d'originalités et de passions lassables malgré leurs vœux initiaux, produisant une réjouissance moqueuse du lecteur. L'ami pharmacien qui suit ces revirements en ahurissements intéressés, mais préoccupé, lui, de finir surtout ses études et de se trouver une place lucrative, est initié, par ce camarade dogmatique et insuivible qu'il retrouve par intermittences, aux émois compliqués de ce poète déjà Mystérieux et Alchimiste dont on anticipe les démentis dans un climat d'émulation proche de l'absurde. « « Sois sans crainte, j'achèverai ton éducation. De la perversité, mon vieux Tapora. Soyons pervers ; promets-moi que tu seras pervers ». Je le lui promis pour le tranquilliser, et, comme nous étions arrivés à son domicile, il me pria tout bas de ne pas faire de bruit dans l'escalier, parce que la maison était tranquille. » (page 41) Ce Tapora finira par trouver dans ces apprentissages d'infinies difficultés auxquelles il s'obstinera, mais par simple désir d'occuper ses loisirs à d'insignes et torturantes distractions.
Cette introduction de 22 pages constitue environ la moitié de l'ouvrage. Les poèmes qui suivent, dont l'empreinte est prise sur des écrivains que je connais trop mal ou que j'affectionne peu – on y reconnaît du Rimbaud, Verlaine et Mallarmé –, transmettent malgré tout l'impression d'un désœuvrement appliqué, et je m'interroge si cet art du pastiche, en ce qu'il demeure vide de message au premier degré, vaut le temps et les efforts qu'il exige certainement. On sent le goût du jeune homme pour les insolences crânes, ricaneur et fier, qui se plaît à montrer en traits rapides comme il a « tout » compris des procédés et des esprits des poètes qu'il imite, quoique sans les dépasser du commencement d'une œuvre et d'un fond. Dans l'entreprise singe, il y a du succès, les poèmes sont conformes aux maîtres sans doute, les vers sont ornés et signalent une intelligence rusée, on distingue d'évidence la hauteur de vue, vocabulaire, tropes, effets... C'est une mentalité arrêtée d'artisan-horloger de belle dextérité et de « démontage », concentrée exclusivement sur des extérieurs qu'il tient à démystifier à défaut de l'élaboration de soi : il me fait penser à l'enfant qui, pour se faire valoir par un côté savant, caricature des hommes ; on devine une sorte de pavane virtuose de la copie, targué avec souplesse de se mouler en l'esprit de sommités littéraires, un étudiant doué en somme – se sachant impressionnant – pour relever et intérioriser des procédés, mais aussi incapable après cet exercice d'en synthétiser une œuvre personnelle de dépassement. Ce côté narquois de la critique est ce que je déplore le plus chez des Juan Asensio qui, pour habiles à relever les ridicules de la littérature moderne et souvent aptes à en imiter les malfaçons, en restent inaptes à présenter au monde ce qui ressemblerait à une proposition d'art. On goguenardise ainsi, on expose ses confusants pastiches en se trouvant malin, on insulte des outres qu'on montre excessivement gonflées, et on ambitionne des effets de canulars vraiment épatants, mais c'est encore de la mondanité d'enfant qui n'a rien de mieux à faire que plaire aux adultes, et qui n'a pas non plus le recul, tant maintenu dans la conviction de sa supériorité surprenante et drôle, de comprendre qu'avec un peu de pratique philologique les pastiches ne sont guère difficiles à produire – c'est guignol, et il n'y a que des vanités pour croire que des imitateurs ont du génie qu'ils confondent avec le talent. Et même, je dirais que l'appréhension d'autrui et la mesure de ses idiosyncrasies ne devraient pas permettre l'épate mais consister en une faculté fort répandue : on tâche tous à prévoir, n'est-ce pas ? ce qu'autrui fera et répondra dans telle situation, cette anticipation est une vertu de nature psychologique, en quoi aurait-elle donc vocation à incomber à des spécialistes et à stupéfier particulièrement les gens ? Est-ce que Vicaire, féru de salons d'improvisation, estimait que c'était être poète soi-même que de se gausser de poésie d'autrui en bonne compréhension de mesures et de thèmes ? Je connaissais à l'université un de ces pantins amuseurs qui prétendait rivaliser avec Rabelais en le commentant en public avec une bouteille de vin qu'il lampait par intervalles sous l'œil médusé du professeur : c'est un peu mieux réussi chez Floupette, plus élaboré sans doute, mais ça confine à la même critique, un survol, de ce que contient d'essentiel un acte littéraire, à savoir l'originalité de la création. Je ne me suis jamais livré à cet exercice de style, parce que j'estime que c'est en pure perte de temps, que ça ne démontre pas la supériorité de qui s'y livre, même avec succès c'est-à-dire avec ressemblance. En quoi copier Montaigne, Descartes ou Céline est-il ardu ? en quoi serait-ce plus ardu que de les expliquer jusqu'à les devenir ? Je ne serais même pas mécontent qu'on fît de mes propres textes, dont la caractérisation me paraît assez aisée, de ces pastiches par lesquels le rédacteur se sentirait astucieux et, il faut le dire, aussi vantard que factice, parce que ça n'impliquerait pas encore que ce bon écolier serait capable de proposer un travail intègre et sincère de création comparable au mien. C'est là l'écueil auquel on a condamné nos universités françaises à force de n'y faire qu'analyser – même assez mal – des quartiers de textes célèbres pour au mieux (on y atteint rarement) les reproduire. Sans doute Mallarmé, que je ne comprends et n'aime guère, est-il d'un style reconnaissable et imitable à l'envi ; on peut certainement le parodier à l'infini et se rire de ses mystères hermétiques, mais qu'est-ce qu'on propose après cela de mieux ? Il m'importe peu qu'on s'attarde à produire quantité de sarcasmes et de quolibets sur un artiste qu'on farce et qu'on imposture : je lis, certes, et je ne devine pas ce qu'on lui reproche mieux que ne le ferait une manière noble et brave d'article philologique, je mesure encore moins la nécessité qu'on a de patienter ainsi quand on lit une œuvre qui, pour emprunter entre explicite et hypocrisie toute sa matière à d'autres, ne fait au mieux que penser à la manière d'un exemple, manière que j'eusse évidemment plus intérêt à trouver authentique dans le texte original. Mais surtout, j'attends que le frivole plaisantin prouve qu'il est capable non seulement d'avoir bien lu, ce qui dans une société instruite serait de la capacité d'un élève moyen, mais d'avoir bien écrit, ce qui non seulement est d'une toute autre difficulté que ces 18 poèmes (18 ! pour tout un recueil ! Moi qui ai attendu mon centième sonnet pour les proposer à l'édition), mais qui pourrait, à la fin, m'apprendre un peu à comprendre ou à admirer vraiment quelque chose ou quelqu'un.
À suivre : La femme et le pantin, Louÿs.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.